Tueuses en jupons

L'empoisonneuse Hélène Jégado, accusée d'avoir attenté à la vie de 37 personnes, dont 23 ont succombé, 1852. Gallica.

Par Cécile Lavergne

Lorsqu’en 1977, Michel Foucault publiait « La vie des hommes infâmes » dans la revue Les Cahiers du chemin (repris dans Dits et Écrits, 1977), il avait l’intention de réaliser une véritable anthologie. Fruit de ses travaux sur les archives hospitalières de l’Ancien Régime et d’archives léguées par le système d’enfermement de la Bastille, il se basait sur des notes parfois minimalistes, de quelques lignes ou au mieux de quelques pages. L’année suivante, il obtenait des éditions Gallimard la direction de la collection intitulée Les vies parallèles qui, comme l’explique Frédéric Chauvaud, « devaient, en quelque sorte, offrir le contrepoint aux Vies illustres de Plutarque, puis à une autre collection éponyme chez le même éditeur, c’est-à-dire s’intéresser aux individus, hommes et femmes, plus ordinaires ». Toutefois, la collection ne dépasse pas la publication de deux nouveaux titres : Herculine Barbin dite Alexina B. (1978) et Le cercle amoureux d’Henry Legrand (1979). Il publiait également en 1982 avec Arlette Farge, Le désordre des familles, devenue œuvre référence sur les lettres de cachet de la Bastille. L’anthologie des êtres infâmes demeure, quant à elle, un projet avorté.

« Un certain effet mêlé de beauté et d’effroi »

Pourtant, Michel Foucault en exposait déjà les fondements en 1977 : « Ce n’est point un livre d’histoire » expliquait-il dès les premières lignes. « Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, une émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment, dont j’aurais du mal peut-être à justifier l’intensité maintenant qu’est passé le premier moment de la découverte. » Affirmation qui, au premier abord, peut susciter la réticence de l’historien. À cela s’ajoute une série de critères de sélection que le philosophe énumère parfaitement :

«– qu’il s’agisse de personnages ayant existé réellement ;
– que ces existences aient été à la fois obscures et infortunées ;
– qu’elles soient racontées en quelques pages ou mieux quelques phrases, aussi brèves que possible ;
– que ces récits ne constituent pas simplement des anecdotes étranges ou pathétiques, mais que d’une manière ou d’une autre (parce que c’étaient des plaintes, des dénonciations, des ordres ou des rapports) ils aient fait partie réellement de l’histoire minuscule de ces existences, de leur malheur, de leur rage ou de leur incertaine folie ;
– et que du choc de ces mots et de ces vies naisse pour nous encore un certain effet mêlé de beauté et d’effroi. »

Dans plusieurs textes, il s’était attaché à des figures criminelles, Pierre Rivière bien sûr, mais aussi Henriette Cornier, jeune servante qui avait, en 1825, tranché la tête d’une fillette dont elle avait obtenu la garde.

Les empoisonneuses des xixe et xxe siècles

Saisissant à son tour quelques existences éclairs, Frédéric Chauvaud concocte une sélection de personnages, en soit si ordinaires, dont la postérité se résume à un épisode de leur vie aussi court que tapageur. Il précise : « Évidemment, comme je suis historien contemporanéiste, j’ai voulu m’attacher à des trajectoires minuscules mais il m’a semblé plutôt pertinent de poursuivre un peu son entreprise, de déborder la Révolution française et d’aller jusqu’à nos jours même si, comme vous le verrez, parmi les personnages que je vous propose, vous en connaissez déjà un certain nombre. Il est possible, en tamisant la documentation actuelle, de retrouver une émotion, une phrase, une expression ; les archives judiciaires sont un petit peu comme La Samaritaine, qui n’a pas rouvert ses portes, mais où on trouvait de tout, à condition d’y prêter attention. » L’historien se concentre ainsi sur une poignée de femmes, toutes confrontées à la justice : plus que des criminelles, des empoisonneuses. « Pourquoi les empoisonneuses ? Parce que les empoisonneuses au xixe et au xxe siècle sont vraiment des êtres infâmes, des personnages insupportables pour les contemporains, les héritières des sorcières du xvie siècle. » Il est vrai qu’un discours extrêmement complexe se développe au xixe siècle, marqué par une assimilation des femmes criminelles à des dégénérées. Le concept équivaut à une explication scientifique et rassure en instaurant l’idée que cette déviance est inscrite dans les gènes : « on ne peut pas le devenir ».

La diva et le monstre, Marie Lafarge et La Jégado

De ces dégénérées, il est possible d’en distinguer trois grandes catégories. Rappelons que « Michel Foucault qui s’était moqué des systèmes de classement n’aurait peut-être pas été en accord avec la typologie proposée ». Quoi qu’il en soit, la première distinction est celle de la diva et du monstre. La plus élégante d’entre elles est sans nul doute Marie Lafarge (1816–1852). Quant à Hélène Jégado, dite La Jégado (1803–1852), le monstre, elle impose le constat suivant : « le premier tueur en série n’est pas un homme mais une femme ». (L’Empoisonneuse bretonne est au cœur du roman de Jean Teulé Fleur de tonnerre (2013) et de sa récente adaptation cinématographique.)

 

Fleur de Tonnerre, film réalisé par Stéphanie Pillonca-Kervern, 2015.

 

Toutes deux appartiennent à la criminalité féminine minoritaire dans la société ; le nombre d’empoisonneuses étant encore plus réduit. Pourtant, il existe sur celles-ci un discours prolifique, abondant. En écho à l’ouvrage Surveiller et punir (1975) de Michel Foucault, Frédéric Chauvaud souligne que « les femmes de cette époque sont considérées comme particulièrement sournoises, rusées. Elles ne sont pas franches. Tous les clichés accumulés sur les femmes se retrouvent exacerbés avec les empoisonneuses. » La preuve en est qu’elles révulsent autant qu’elles intriguent. « Marie Lafarge, pourquoi est-elle intéressante ? Pourquoi pourrait-elle faire écho à la proposition de Michel Foucault ? À travers Marie Lafarge, c’est finalement la montée de l’expertise que l’on constate et donc un peu tous les travaux que Michel Foucault a proposés sur les savoirs et les pouvoirs, et en particulier la critique du pouvoir psychiatrique (Cours au collège de France, 1973–1974- Seuil/Gallimard 2003). »

 

Mme Laffarge, née Capelle, dessinée d’après nature.
Lithographie de Jean-Baptiste Joseph Constant. Dessinée par P.J. Lassouquère, xixe siècle. Fonds Delpit.

Un gâteau du Limousin, arme fatale

En 1840, au moment du procès, elle est d’ores et déjà une icône « au physique qui n’est pas désagréable pour les contemporains et dont le portrait est largement diffusé ». Elle est visuellement identifiée dans toute la France, si bien que même « au fond des Pyrénées, des colporteurs pouvaient marcher des jours pour apporter avec d’autres documents le portrait de Marie Lafarge ». Personnage ordinaire placé sous les projecteurs, elle correspond totalement aux êtres infâmes de Michel Foucault. Elle est incriminée pour la mort de son mari. Alors qu’il se trouve à Paris, « Marie Lafarge, ou Marie Capelle, lui envoie un gâteau, une spécialité pâtissière du Limousin, la limousine. Monsieur Lafarge l’ingurgite. Il ne se sent pas très bien. Ses entrailles prennent un peu leur indépendance, quelques tressaillements de l’estomac l’affaiblissent. Il se fait rapatrier dans le Limousin. » Il décède peu après. « Alors évidemment, aujourd’hui on sait bien qu’un gâteau à la crème véhiculé, même par la Poste, pendant quelques jours ce n’est pas vraiment conseillé », précise l’historien avec humour. La thèse de l’empoisonnement est rapidement privilégiée. Pour la première fois, deux experts sont entendus pour éclairer les faits. Mathieu Orfila, l’inventeur de la toxicologie, médecin légiste et royaliste, confirme les soupçons. Le souhait de la défense d’organiser une contrexpertise est impossible ; il faut attendre 1905 pour que cela puisse se faire dans le système judiciaire français. Malgré tout, François-Vincent Raspail, chimiste et républicain, est officieusement sollicité pour tenter de démentir la sentence. Parallèlement, la presse française connaît une première révolution. Ainsi, l’affaire Marie Lafarge renvoie à la construction médiatique d’un personnage qui ne correspond pas directement à la réalité et qui suscite des prises de position ; les uns sont pour, les autres contre, « démon ou ange ? ». Elle est une personnalité matricielle qui « donne naissance à des commentaires journalistiques et des lignées d’empoisonneuses ».

 

Marie Lafarge dans sa prison – Détective (tome 25, 1929).

La monomanie homicide

La Jégado, en ce qui la concerne, elle se voit attribuer un macabre palmarès. Vingt-six personnes, soupçonne-t-on, auraient été empoisonnées. Elle aussi convient aux descriptions du philosophe tant elle vient « interrompre la chaîne d’explication des causes du crime ». Michel Foucault s’est lui-même intéressé à l’invention de la monomanie homicide au début du xixe siècle, soit « le fait qu’il existe des crimes particulièrement horribles dont on ne comprend pas la logique du passage à l’acte ». Il est inconcevable pour les hommes et les femmes de l’époque qu’un crime puisse rester sans explication ; la monomanie vient combler ce manque. Certes, « Michel Foucault n’a pas parlé de La Jégado mais elle interrompt bel et bien la grande arborescence évolutive », laissant derrière elle un crime inexpliqué. Elle est un personnage qualifié de monstre. Remarquons que, « encore aujourd’hui, lorsqu’on qualifie un criminel de monstre cela signifie qu’on abdique », que la justice et les experts sont incapables de proposer la moindre explication.

 

L’empoisonneuse Hélène Jégado, accusée d’avoir attenté à la vie de 37 personnes, dont 23 ont succombé, 1852. Gallica.

 

Les vedettes, Thérèse Desqueyroux et Violette Nozière

Vient ensuite le temps des vedettes, celui de Thérèse Desqueyroux et de Violette Nozière (1915–1966). Elles fascinent. Elles séduisent la société de l’entre-deux guerres. Thérèse Desqueyroux, adaptation romanesque de François Mauriac publiée en 1927, est inspirée d’un procès ayant eu lieu à Bordeaux en 1905 : l’affaire des Chartrons, incriminant Henriette Canaby. La fiction dépasse largement le personnage de chair et de sang dans la mémoire collective. Elle incarne le crime domestique qui, contrairement au passage à l’acte brutal, nécessite patience et planification. Aucune explication ne jaillit du procès. « C’est une sorte de Madame Bovary des temps plus contemporains. » Cette part de mystère qui l’entoure la projette irrévocablement dans le registre des êtres infâmes ; « je ne sais pas pourquoi j’ai fait cela », affirmait-elle au tribunal.

 


Thérèse Desqueyroux, film réalisé par Claude Miller, 2012.

Le poison et le gaz

Quant à Violette Nozière, étudiée par Anne-Emmanuelle Demartini, elle est accusée du meurtre de ses parents en 1933–1934. Cette histoire est celle de plusieurs tentatives infructueuses, en mars et avril 1933, qu’elle résout en août de la même année par du poison. « Est-elle une dégénérée ou une enfant perdue ? Ce sont des questions que les contemporains se sont posés et qui ont tout de suite été relayées par la presse de l’époque. » Cette presse emprunte justement la voie lucrative en se pliant aux attentes et aux curiosités du public. Elle se spécialise dans les faits-divers. L’hebdomadaire Détective en est le modèle incontestable sur lequel se calque les autres, à l’instar de Police Magazine. L’affaire Nozière est reprise en Une de nombreux journaux. Ce qui fascine, ce n’est pas seulement le crime mais tout ce qui en découle. « Non seulement, elle empoisonne ses parents mais elle essaye de camoufler, de dissimuler son crime. Pour cela, elle met en scène le passage à l’acte. Elle organise un repas familial avec ses parents, chez eux. Chacun dîne. Les parents s’endorment. Le père décède parce qu’il a absorbé du poison. La mère tombe dans une sorte de coma. Violette Nozière revient sur la scène de crime pour débrancher le tuyau du gaz et faire croire à un regrettable accident domestique. » Le pot aux roses est découvert, elle est « une gueuse vagabonde », un « monstre horrible et sans cœur ». La presse se divise autour de l’affaire. Certains prennent sa défense en disant qu’elle n’est pas totalement responsable ; la jeunesse de l’époque étant totalement corsetée, mise à mal depuis la fin de la guerre. « C’était une façon absolument regrettable de prendre son indépendance. En choisissant cette voie extrême, elle se fait la porte parole de toute une génération. »

 


Violette Nozière, film réalisé par Claude Chabrol, 1978.

Le commissaire Guillaume, responsable de la police judiciaire, écrit notamment : « Ma conviction que Violette m’avait paru sincère, et j’aurais voulu pouvoir leur dire aussi que nous devions nous montrer d’autant plus indulgents que nous n’avions pas toujours fait notre devoir vis-à-vis de ces enfants perdus, que nous n’avions pas su proposer un idéal à leur jeunesse, que nous n’avions pas cessé devant eux, selon le mot d’un éducateur : de faire le nécessaire. » La condition de la jeunesse qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société de l’entre deux guerres s’infiltre dans l’affaire. Par cette transposition, l’être infâme que Michel Foucault décrivait n’a plus exactement la même signification.

Paris Match publia une photo Violette Nozière datée de 1954. Elle dîne avec son nouvel époux, « fils du greffier de la prison », ses enfants et sa mère qui lui a pardonné ; « une tout autre histoire où les êtres infâmes ne le sont plus totalement ».

 

Le journal de Violette Nozière – Détective (Tome 310, octobre 1934).

 

Les diaboliques, Marie Besnard et Simone Weber

Enfin, les diaboliques. Les dernières, les plus récentes. Qui sont-elles ? Marie Besnard (1896–1980) et Simone Weber (1929). Elles sont davantage que de simples empoisonneuses. « Cela correspond peut-être à un autre ouvrage et une autre perspective de Michel Foucault, ce sont les cours du Collège de France de 1975 qui ont été publiés sous le titre générique : Les Anormaux ». Les rapports des experts judiciaires qui y figurent traduisent l’usage de la notion philosophique d’existentialiste pour qualifier, à un moment, un degré supérieur du crime ; « catégorie pas tout à fait juridique, psychologique ou médicale ». D’une certaine manière, cela révèle également l’existence d’une « souveraineté grotesque » des experts dans les palais de justice. Leur parole est incontestée ; elle vaut vérité. Certes, « Michel Foucault n’emploie pas l’expression de “souveraineté grotesque” mais il en revient au même ». Ainsi, Marie Besnard est prise dans un engrenage judiciaire qui vire au grotesque et où la rumeur va bon train. C’est typiquement un personnage ordinaire plongé sur le devant de la scène. Elle est accusée de s’être débarrassée d’un certain nombre de personnes à l’arsenic. Le premier procès s’ouvre à Poitiers en février 1952. Les deux suivants se déroulent à Bordeaux en 1954 et 1961. Elle est de celles qui maintiennent les journaux éveillés, devenue un sombre personnage médiatique.

 


Ouverture du Procès de Marie Besnard, Les Actualités Françaises, 28 février 1952.

Marie Besnard sortant du tribunal, JT 20H, 12 décembre 1961.

Frédéric Pottecher à propos de l’expertise dans l’affaire Marie Besnard, Sucrée salée, 2 février 1991.

 

Place ensuite, en 1991, au procès de la « diabolique de Nancy », Simone Weber. Le mystère qui l’entoure fait d’elle « un être véritablement infâme ». La nuit, relatent les médias, c’était une sorcière, tentée par le spiritisme ; le jour, vêtue de blanc, elle était une « madone ». Simone Weber est décrite par l’avocat Jacques Vergès à l’aide d’une expression particulièrement évocatrice : « les ovaires de Marie Besnard et les couilles de Landru ». On retient d’elle également son cynisme. Soupçonnée d’avoir assassiné son premier mari, elle est finalement accusée d’avoir empoisonné le second, peut-être avec de la digitaline, et pour le meurtre de son amant, qu’elle aurait, à l’aide d’une meuleuse, « débité en tranches avant de mettre les morceaux dans différents sacs plastiques ».

Au regard des délinquants ou des criminels auxquels Michel Foucault s’est intéressé, que faut-il conclure de ces tueuses en jupon qui ont marqué l’histoire contemporaine ? Sont-elles des « êtres dangereux » ? , la notion ayant été introduite en 1905, lors d’une session de l’Union internationale de droit pénal dont Michel Foucault avait lu le compte rendu. Frédéric Chauvaud se pose la question : « Qu’est ce que les empoisonneuses nous disent de notre société ? Pourquoi les sociétés du passé et d’aujourd’hui s’intéressent-elles autant à ces femmes ? Elles ne sont pourtant pas bien nombreuses. » Cet intérêt n’est-il pas la preuve que, d’une certaine manière, « c’est la société qui est malade et qu’il faudrait l’interroger davantage ».

 

Marie Besnard en prison à Poitiers – Qui ? Détective (n°162, 8 août 1949).

 

Frédéric Chauvaud a prononcé cette conférence à l’occasion de l’exposition dédiée au philosophe par l’association Le jardin de Michel Foucault, le 27 février 2018 dans la bibliothèque universitaire du même nom, au cœur de la faculté des sciences humaines et arts de l’université de Poitiers.

Pour aller plus loin
Il se vend à Rennes, chez le chocolatier Durand, un gâteau de l’empoisonneuse garanti sans arsenic en hommage à Hélène Jégado.

Cet article fait partie du dossier Le crime parfait n’existe pas.

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