Retour possible en mots
Par Héloïse Morel
Photo Dominique Robin
À chaque fois, trente exemplaires avec une impression sur papier fine art qui varie. Deux publications, 16 x 11 centimètres, à glisser dans la poche de la veste pour avoir ces mots-là sur soi. L’artiste plasticien Dominique Robin fabrique de ses installations des livres.
Dans Retour impossible du bleu, les estampes de Dominique Robin se jouent des impressions. Il y a des rémanences dans ces pages où se livrent par bribes des moments de vie qu’à tout moment l’on peut croiser ici aussi. Peu importe les lieux, on voyage comme l’artiste entre lignes d’avion, de train, de fuites, d’immeuble d’où tombe une femme, du volcan, d’ailleurs. Les dessins seuls racontent une imagination, et du texte, on ne peut s’amuser à lire que les détails. Comme si ces indications nous amenaient à percevoir quelque chose d’indicible, un lieu inconnu ou la sensation d’une couleur.
Sicile, jour du Carnaval.
À l’abri sous les géants : il pleut des pierres brûlantes à Catane. Ciel bleu intense.
[Détail : Sainte Extase.]
Les lieux pérégrinent dans des ressentis, quand on sait que l’artiste navigue entre plusieurs cités, des orées deux-sévriennes à la Rome antique, on éprouve la surprise des formes attribuées aux souvenirs, rêveries monochromes qui constituent comme les pièces à explorer, d’un lieu à soi qui nous est partagé. Des dessins interpellant les mots, on pourrait se croire dans une bande dessinée graphique, avec des miscellanées d’imaginaire.
Auvergne, petit matin.
Un lapin sort de son trou et crie comme un homme.
Logorrhée rauque mais assez musicale.
[Détails : écho.]
Alors comme dans un rêve ou un début de comptine, on passe des feux de joie aux cauchemars d’une femme qui tombe. Cependant, rien ne peut appesantir cette promenade chromatique sur ombre chinoise.
Pierres-syllabiques
À mi-mot, exposition papier, tirage fine art aussi. Là aussi, une installation nommée Stone puzzles, présentée en plusieurs endroits dont le musée des Tumulus de Bougon en 2018. Faisant corps dans la forme au Retour impossible du bleu, ici ce ne sont pas les dessins. Mais les pierres elles-mêmes qui, manipulées, par des mains proches de l’artiste et les siennes, reforment les fragments et explorent dans ces formes, les mots. La pierre ciselée qui se trouve là offre les contours des poèmes syllabiques. Là commence le jeu… Plusieurs lectures sont possibles. D’un côté, les pages des pierres-syllabes, de l’autre un récit présente plusieurs échanges avec des personnes croisés. Les mots-dans-la-pierre peuvent leur répondre.
Ce peut être une page où on lit : ca-res-sée ; sa-ble ; ir-res-pon-sa-ble ; ju-pon.
Une autre offre : quel-que-part ; part-tir…
Ou plus loin : per-du ; per-ma-nent…
Les combinaisons multiples jouent de nous comme des orfèvres ou des brigands, quelle est la combinaison qui ouvrira le coffre ? Et dans le récit, la Méditerranée et les rencontres. Partir, migrer, se sauver et construire, re-construire. Château de pierres. Les poèmes syllabiques respirent, il s’agit d’une poésie sonore à expérimenter chez soi. Formuler les détachements des mots dans les fragments des pierres.
Trois questions à Dominique Robin
L’Actualité. – Comment sont nés les poèmes syllabiques ?
Dominique Robin. – Ce sont les pierres fracturées de la série Stone puzzles qui ont déclenché l’écriture de mes « textes syllabiques ». Je me suis mis à associer chaque fragment minéral à une syllabe, à jouer avec les mots tout en manipulant les pierres-puzzles. Une pierre, quelle que soit sa taille, est toujours le fragment d’un ensemble toujours plus grand si bien qu’on peut ressentir le lien entre le petit caillou trouvé sur le chemin et la totalité pour ne pas dire l’infini : un grain de sable est un fragment de caillou, le caillou s’est détaché du rocher, le rocher de la montagne, la montagne du continent, etc. Ce processus renvoie au cosmos qui est un puzzle en permanente redéfinition. J’ai parfois l’impression qu’il en va de même pour le langage : une syllabe est la partie d’un mot qui prend son sens dans une phrase, la phrase dans le langage et le langage dans l’humanité. On peut faire le chemin inverse en allant du son primitif à l’avènement de l’Homo sapiens moderne par le langage. En me concentrant sur la sonorité des mots, j’ai le sentiment de faire résonner les voix ancestrales comme si dans la syllabe il y avait les sons à l’origine de la création du langage humain.
J’aime les mots en tant qu’entité autonome et je prends plaisir à les prononcer indépendamment de leur sens. « Papillon » par exemple est un poème à lui seul. « Asphodèle », « cataplasme » aussi. J’aime « dinosaure », « cardinal », « malotru », « Barabas », « baryton », « coléoptère » ou « citron » pour leur sonorité… « Papillon » dans les autres langues que je pratique est également très délicat : mariposa, farfalla, butterfly… ont des musicalités ressemblant à un froufrou d’ailes de papillon.
Notre langue offre de nombreux mots monosyllabiques et beaucoup d’entre eux indiquent des entités essentielles : mort, vie, sang, eau, doigt, main, mer, corps… Merritt Ruhlen, le linguiste américain, dit que ces mots proviennent d’une protolangue mère de toutes les langues. Il donne comme exemple de cette langue disparue Tik (doigt) et Qwa (eau). Grâce à la structure du français, les mots ont l’air d’entrer dans la composition d’autres mots : il y a des mots dans les mots et ce jeu qui fait apparaître des sens cachés dans les phrases m’amuse comme un enfant qui joue à créer des charades : « beau » « coup », « mat » « muse », « lent » « gage », « puis » « sang » « ce » « pot » « et » « tic »… Il y a une puissance poétique du langage désarticulé et réarticulé. Ce jeu autour de la syllabe a quelque chose aussi de psychanalytique, en touchant l’inconscient, il fonctionne comme la symbolique onirique. Notons qu’il vaut aussi pour la graphie indépendamment du son : « Maison » par exemple peut se décomposer en « mais » / « on » ou en « mai » / « son » faisant apparaître des couples de sens différents.
De quelle manière s’opère le passage de l’exposition, l’installation dans un espace précis, au livre ?
Le passage de l’un à l’autre est présent dès le début : je n’ai jamais écrit sans penser d’une certaine manière à l’espace et donc à mes expositions futures. Chacun de mes livres est accompagné d’une série d’œuvres plastiques « autonomes » dans le sens où elles ne sont pas forcément présentes dans le livre mais prennent un sens différent si on a lu le livre. Par ailleurs, tous mes livres ont une version exposition : le livre existe aussi sous forme de grande affiche, parfois même de spectacle comme pour La maison oubliée.
Quels sont les liens entre les trois livres ?
Mes trois derniers petits livres (11 x 16cm) sont des albums au sens que l’on donne à ce mot dans l’univers du livre jeunesse. La forme du livre participe au récit autant que les textes et les images. La maison oubliée est centrée autour d’un processus particulier de la mémoire : le refoulé. Retour impossible du bleu traite de la couleur vue comme phénomène physique, à mi mot aborde la question du langage. Le prochain Autour d’elle porte sur un principe auquel personne n’échappe : la chute des corps.
Ces deux livres d’artiste sont les diptyques d’une première installation-livre : La Maison oubliée, présentée en 2013 à la Galerie Louise-Michel à Bellejouanne (Poitiers). Là, inversion d’Opalka, la lecture se dirige vers le noir, 1% supplémentaire à chaque page.
Retour impossible du bleu et À mi-mots, livres d’artiste, signés, numérotés.
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