Pierre Véry – Ma falaise !

Falaise d'Aubeterre-sur-Dronne.

Par Denis Montebello
Photos Marc Deneyer

Perchée sur une falaise de pierre blanche qui lui a donné son nom, Alba terra, une falaise de calcaire dominant une boucle de la Dronne, Aubeterre-sur-Dronne se situe à la limite entre Charente et Dordogne. C’est là que Pierre Véry est né, au hameau du Couret près de Bellon, le 17 novembre 1900. «Au pays des Goupi», comme il le dit lui-même à Claudine Chonez, quand elle le reçoit pour son nouveau roman, Goupi-Mains rouges à Paris (Actualité du livre, 13/05/1949, Chaîne Nationale).

Il est, selon ses propres termes, «le produit d’une union de la Charente avec la Dordogne». Sa mère était en effet originaire du Périgord, et son père de la Charente. C’est pourquoi il a écrit l’histoire des Goupi, paysans charentais au milieu desquels il a passé son enfance. Il a gardé les oies avec Goupi-Muguet, les vaches avec Goupi-Monsieur, il a été à l’école communale avec Goupi-Tonkin, il a suivi l’enterrement de Goupi-L’Empereur.

Toute son adolescence s’est déroulée sous le signe de l’évasion, comme on disait autrefois. Comme dit Claudine Chonez. Au collège, à Meaux, il était l’un des trois membres de la société secrète des Chiche-Capon dont l’objectif était de partir pour l’Amérique. Cela se passait vers 1917. Et se retrouvera dans le roman Les Disparus de Saint-Agil. Et dans l’adaptation de Christian-Jaque.

Église d’Aubeterre-sur-Dronne.

Mort à Paris en 1960, et enterré à Bellon, Pierre Véry est de ces écrivains dont on se rappelle plus facilement les œuvres que le nom, les films que les romans. Citons les plus célèbres.

Les Disparus de Saint-Agil, sortis en 1935, auraient aussi disparu des librairies s’il n’y avait eu le film de Christian-Jaque en 1938, avec Erich Von Stroheim et Michel Simon, un succès comme le cinéma français en connut peu et qui fit oublier, comme les deux suivants, que Pierre Véry était un vrai romancier, un romancier véritable, «véry véritable».

En 1942, le cinéaste Jacques Becker adapte Goupi Mains Rouges et tourne une partie de son film à Villebois-Lavalette. Une stèle en témoigne. Il y a aussi, forcément, un circuit audioguidé Pierre Véry. Ou, si l’on n’aime pas trop randonner, une rue Pierre Véry à Aubeterre-sur-Dronne, une taverne où se restaurer.

Le Pays sans étoiles, le roman publié en 1945, fut adapté par Georges Lacombe en 1946. Avec Gérard Philippe dans le rôle de Simon Legouge. Un jeune clerc de notaire qui travaille dans l’étude d’un ami de son père à Paris, Maître Degueuzit.

Voyage à Calatayud

Un soir, entre Cormeilles et Argenteuil, Simon se baisse pour lacer son soulier. Lorsqu’il relève la tête, la morne banlieue est devenue une rivière bordée de peupliers avec, au loin, une falaise ; et là, dans ce décor idyllique, il assiste à l’enlèvement d’une jeune femme et à un meurtre.

Cette scène va le hanter : jadis, peut-être, un meurtre eut lieu au pied d’une falaise, dans une charmante vallée. Mais où, exactement, et quand ?
Ce qui est certain, c’est que Simon Legouge a des troubles de la vue, des absences de mémoire, que la qualité de son travail s’en ressent. Maître Degueuzit, au début du film, le lui reproche gentiment :

«Encore du courrier qui nous revient d’Espagne par suite d’adresse erronée. Vous vous obstinez à écrire Talacayud au lieu de Calatayud…
- J’ai écrit Talacayud?
- Un changement d’air vous ferait du bien. À propos, que diriez-vous d’un voyage en Espagne ? Vous allez partir pour Calatayud !»

Simon Legouge prendra donc le chemin de l’Espagne. Le train.
Un train qui s’arrête sans raison en pleine campagne. La falaise en profite pour apparaître. Par la vitre. Le tableau qui l’obsède a trouvé son cadre. Est-il le seul à voir cette falaise ? Non, heureusement. Mais où est-on ?

«À un quart d’heure de Libourne», lui répond le contrôleur.
- Et comment parvient-on à cette falaise ?
- Prenez le chemin de fer départemental, le tortillard comme on dit, et descendez à Clairac, c’est le plus près pour aller à la falaise de Tournepique. Une belle falaise, 900 mètres de haut.»

Le paysage de son enfance, on l’a vu, a servi de décor à Goupi-Mains rouges. On pourrait ajouter deux œuvres moins connues, Pont Égaré (1929), et Les Métamorphoses (1931).
Cette falaise en fait-elle partie ? Est-ce la falaise de pierre blanche d’Aubeterre, la falaise qui domine une boucle de la Dronne ? Vue par l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, et par conséquent plus haute, plus imposante que le modeste amphithéâtre d’Aubeterre.
Quand on connaît Aubeterre-sur-Dronne, sa magnifique église Saint-Jean, on comprend pourquoi Simon Legouge pense que le monde est habité par les morts : ils ont élu domicile dans cette église monolithe. Dans la falaise.

Aubeterre-sur-Dronne.

Feuilleton d’enfance

J’ai vu Le Pays sans étoiles dans mon enfance, mais le souvenir s’en est inexplicablement effacé. Alors que le nom de Calatayud me restait, me poursuivrait jusque dans mes rêves. Surgirait souvent, comme la falaise dans le film. Au point que j’écrirais un texte pour tenter d’y voir clair. Que je ferais le voyage en Espagne, jusqu’à Calatayud, histoire de vérifier que cela ressemblait (ou pas) à ce que je voyais, à ce cimetière sous la lune (ou était-ce le jour), à cette tombe où quelqu’un qui n’était pas encore Simon Legouge ou qui ne l’était déjà plus, découvrait gravé dans la pierre le nom de Talacayud. «Ci-gît Aurélia Talacayud». Son propre nom, mais il ne le reconnaissait pas. Le clerc de notaire l’écrivait ainsi, sans raison, il le déformait. Et il le découvrait, toujours par miracle, sous la mauvaise herbe qui avait envahi la tombe. Dans ce cimetière abandonné, avec son mur éboulé. Seul lui revenait le sentiment de déjà vu, de déjà vécu :

«J’ai l’impression d’avoir vécu ici mais quand…
- Je vous ai répondu : dans une autre vie !»

Un sentiment dont je garde un souvenir précis, sans savoir cependant s’il est celui de Simon Legouge quand il découvre le nom de Talacayud écrit sur la tombe, ou celui de l’enfant que j’étais quand je suivais, aux premiers temps de la télévision, ce film. Avec Paul Demange, un acteur qui jouait, à la même époque, dans La Déesse d’or. Un feuilleton que nous regardions en famille, qu’on me laissait regarder.

Église d’Aubeterre-sur-Dronne.

Je revois, je revis l’incertitude où il est quand le train s’arrête en pleine campagne et que la falaise apparaît dans l’encadrement de la vitre. Existe-t-elle vraiment ou la voit-il en rêve (l’enfant parle comme un ancêtre !) ? Est-ce le rêve qui le poursuit, qu’il accomplit sans savoir, qu’il réalise inexorablement ?

Je note, en revoyant le film, que Maître Degueuzit, ou l’acteur qui l’interprète, commet un curieux lapsus, un lapsus prémonitoire s’il faut y lire la catastrophe inéluctable :

«Vous vous obstinez à écrire Talacayud au lieu de Catalayud…»

Je n’ai pas besoin de me baisser pour lacer mon soulier, entre Cormeilles et Argenteuil, ou pour ramasser un silex surgi sous mes yeux, sous mes pieds, non loin de Rouffignac où nous avons pris le petit train des enfers, je n’oublierai pas les griffures d’ours que le guide nous invitait à lire sur la paroi que nous frôlions dangereusement. Du moins je veux le croire.

Je n’ai pas besoin de remonter un biface pour aller en Espagne, voyager en extase, pour me retrouver, lorsque je relève la tête, hors du temps et dans un lieu qui ressemble à l’idylle où un autre fut plongé, tandis qu’il traversait sa terne banlieue.
Avec, de nouveau apparue sur la vitre, cette falaise où Ayoub regarde son château tomber.

Cet article est à lier avec le suivant : Pierre Véry – Comme une cataracte de lait.

Denis Montebello écrit des chroniques dans la rubrique Saveurs de la revue L’Actualité Nouvelle-Aquitaine. Elles sont réunies par Le temps qu’il fait, à Mazères : Aller au menu (en poche, coll. «Corps neuf», 240 p., 2014).
Denis Montebello a écrit à propos de Calatayud, édité par Publie.net
Parmi ses publications récentes, deux livres avec des photographies de Marc Deneyer : Un bel amas. Le cabinet Lafaille, muséum d’histoire naturelle de La Rochelle (Atlantique, 2019), et Les tremblants (Les petites allées, 2019). À paraître aux éditions Le temps qu’il fait : Fossile directeur.

Une série d’entretiens a été réalisé avec le photographe Marc Deneyer, sur les ciels, les eaux et les arbres.

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