Martin Aurell rejoint Aliénor d’Aquitaine
En hommage à Martin Aurell, grand médiéviste mort subitement à son domicile dans la nuit du 7 au 8 février, nous publions l’un des nombreux entretiens qu’il nous a accordés.
Professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Poitiers depuis 1994, au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale qu’il a dirigé de 2016 à 2022, Martin Aurell était un spécialiste des pouvoirs, de la société et de la culture de l’empire Plantagenêt et en Méditerranée occidentale.
Son dernier ouvrage paru est consacré à Aliénor d’Aquitaine. Souveraine femme (coll. «Grandes Biographies», Flammarion, 2024), une somme d’érudition qui se lit comme un roman. Le personnage s’y prête mais, surtout, l’historien apportait un soin tout particulier à l’écriture. L’appareil critique est considérable, notamment parce qu’il intègre l’historiographie britannique : «Aliénor, aquitaine de naissance et reine de France, mais aussi reine d’Angleterre, où elle a vécu plus d’années que sur le continent, se trouve à la croisée de deux longues traditions nationales et scientifiques dont il importe de comprendre et d’exploiter les caractéristiques propres. Combiner la méthode anglaise, issue de l’empirisme, à la française, redevable du rationalisme, ne peut qu’aboutir à un résultat équilibré.»
C’était toujours un plaisir de s’entretenir avec cet homme d’une rare élégance, au verbe clair, précis, bienveillant, dont l’immense savoir n’avait rien d’écrasant, au contraire il agissait comme un stimulant.
Nous avons publié cet entretien dans L’Actualité n° 111, en janvier 2016, au moment de la fusion des régions Poitou-Charentes, Limousin et Aquitaine en Nouvelle-Aquitaine.

La grande Aquitaine d’Aliénor
Entretien Jean-Luc Terradillos
L’Actualité. – Peut-on trouver un ancrage historique à cette grande Aquitaine qui, en 2016, résulte de la fusion avec le Poitou-Charentes et le Limousin ?
Martin Aurell. – Une grande Aquitaine correspond à peu près à l’actuelle région, c’est le royaume d’Aquitaine créé par Charlemagne pour son fils Louis le Pieux. La géographie de cette nouvelle région ne me semble pas absurde, à part le fait qu’il n’y ait pas la Vendée qui, historiquement, fait partie du Poitou.
Il serait vain de chercher à établir un déterminisme géographique car les territoires sont toujours des constructions politiques et culturelles, mais on peut faire remonter la structure connue au Moyen Âge jusqu’aux tribus gauloises, via les Romains qui respectaient assez bien le tissu local conquis afin de mieux le gouverner.
Ce territoire correspond aussi à celui de Guillaume IX le Troubadour, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, qui cherche à étendre son domaine et qu’il a parfois du mal à maîtriser…
Guillaume IX veut le comté de Toulouse pour avoir un accès à la mer Méditerranée. En 1094, il se marie à Philippa, fille du comte de Toulouse, puis il conquiert la ville en 1098 et s’y installe afin de faire valoir ses droits sur la ville et le comté, qu’il perdra une dizaine d’années plus tard.
Peu de temps après son mariage avec Aliénor d’Aquitaine et sans doute poussé par elle, Louis VII fait une campagne contre Toulouse : un échec. Et quand elle est mariée à Henri II Plantagenêt, celui-ci lance à son tour une campagne contre Toulouse, en 1159, tentative d’expansion qui se soldera par l’annexion du Quercy.
Au nord de l’Aquitaine, la querelle très ancienne et viscérale avec l’Anjou s’éteint par le mariage d’Aliénor avec Henri II qui est comte d’Anjou.
En revanche en Aquitaine, les sires sont très indépendants, prompts à prendre les armes pour se révolter contre le duc. Au sud de la Garonne, le territoire est morcelé en une multitude de vicomtés, de sorte que les ducs d’Aquitaine ont maille à partir avec l’aristocratie gasconne qui est difficile à maîtriser parce qu’elle est habituée à fonctionner de façon autonome dans ses seigneuries, dans ses principautés territoriales.
En Poitou, le pouvoir de quelques grandes familles est presque équivalent à celui des ducs d’Aquitaine : les Lusignan qui deviendront rois de Jérusalem, de Chypre et d’Arménie, les Parthenay l’Archevêque (leur nom garde la trace d’un ancêtre qui fut archevêque de Bordeaux), les très puissants vicomtes de Thouars, les vicomtes de Châtellerault, les Taillefer d’Angoulême dont une fille, Isabelle, deviendra reine d’Angleterre en épousant Jean sans Terre (1200). Dans la grande révolte de 1242 contre Alphonse de Poitiers, Henri III d’Angleterre, qui est le fils d’Isabelle d’Angoulême, est allié aux Lusignan. Entre l’Angleterre et la France, les sires poitevins sont habiles parce qu’ils savent jouer sur les deux tableaux. Pour obtenir davantage de marges de manœuvre, de liberté ou de moyens, ils peuvent passer des alliances avec le roi d’Angleterre pour se battre contre le roi de France, puis faire l’inverse. Ils y gagneront une mauvaise réputation. Au Moyen Âge, on associe souvent les Poitevins aux traîtres à cause de ce côté changeant qui est la logique politique de l’aristocratie locale.

Les seigneurs poitevins jouent-ils des alliances France-Angleterre jusqu’à la fin du Moyen Âge ?
Au contraire, le Poitou est très loyaliste vis-à-vis des Valois pendant la guerre de Cent Ans. Quand Paris est occupée par les Anglais, l’université vient se réfugier à Poitiers. Jean de Berry reconquiert Poitiers et son petit-neveu Charles VII s’y installera plus tard. Finalement, c’est toute la vallée de la Loire qui fait preuve d’une grande fidélité au roi de France. Le Poitou subira les conséquences de la guerre de Cent Ans de façon terrible par la présence des routiers – des mercenaires – et par la bataille de Nouaillé-Maupertuis en 1356 où le roi Jean le Bon est fait prisonnier par le Prince Noir dont les troupes remontaient du sud. Ainsi, par rapport à la Gascogne, le Poitou bascule définitivement du côté de la France à partir du xive siècle.
Lorsque l’Aquitaine est intégrée à la couronne d’Angleterre, comment le duc affirme-t-il son pouvoir ?
En 1154, Henri II devient roi d’Angleterre et sa femme Aliénor d’Aquitaine, reine. Henri II a essayé de contrôler étroitement le duché de son épouse, mais cela a fini mal pour lui : la grande révolte de 1173 menée par Aliénor et ses fils. Les moyens d’action du duc sur le Poitou sont toutefois peu efficaces. Il essaie d’installer quelques Anglo-Normands aux postes de pouvoir, mais sans beaucoup de succès car la noblesse locale et les communes réclament d’être aux affaires.
Quand on évoque l’Aquitaine, c’est souvent Aliénor qui est citée. Comment expliquer cela ?
Depuis le xviie et le xviiie siècle, Aliénor fait l’objet de romans qui profitent surtout de sa mauvaise réputation – tout à fait infondée – qui en fait un personnage sulfureux. Dernièrement, il y eu quelques romans dont un exceptionnel, à mon avis, celui de Clara Dupont-Monod, Le Roi disait que j’étais diable (Grasset & Fasquelle, 2014). C’est un travail littéraire d’analyse psychologique fictive mais l’auteur a mis un point d’honneur à respecter ce que l’on sait d’Aliénor d’après les dernières recherches. Par exemple, elle ne la présente pas comme succombant au charme de son oncle Raymond d’Antioche, ni a aucun autre tentation d’adultère du reste. C’est romancé, je n’en conseillerais pas la lecture à mes étudiants comme livre d’histoire, mais c’est un grand roman, ne serait-ce que par son travail sur la langue, et le jury du Goncourt qui l’a placé parmi ses finalistes ne s’y est pas trompé.
Donc si on associe aussi facilement Aliénor à l’Aquitaine c’est parce qu’elle est romanesque ?
Aliénor hérite de l’Aquitaine et l’apporte à son mari. C’est, d’une certaine façon, sa dot. D’autre part, sa vie est effectivement romanesque. Aliénor est allée à la croisade, elle a parcouru une grande partie de l’Occident notamment pour réunir la rançon de Richard lorsque celui-ce était tenu en captivité par l’empereur du Saint-Empire. C’est une grande dame !
Au xixe siècle, dans l’historiographie bourgeoise qui met en avant l’émancipation urbaine, elle est liée aux communes libres. Le grand vitrail de la mairie de Poitiers (commandé en 1874) met en scène Aliénor en train d’accorder les libertés aux Poitevins.
Rien que d’avoir été successivement reine de France puis reine d’Angleterre, c’est fascinant. Elle a eu des enfants comme Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre dont tout le monde a entendu parler. Si l’on cherche une femme importante au Moyen Âge, à part Jeanne d’Arc, je ne vois personne qui soit aussi connue, aussi forte, aussi rayonnante qu’Aliénor d’Aquitaine.
Que retenir de l’action d’Aliénor en Aquitaine ?
Qu’aussi faible soit sa marge de manœuvre, une femme, même dans une société traditionnelle comme la médiévale, peut toujours s’affirmer, voire s’émanciper, y compris en politique.
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