Jean Demélier ne poitevinera plus

Jean Demélier au Confort Moderne à Poitiers en 1991. Photo J.-L. Terradillos

Par Jean-Luc Terradillos

L’écrivain Jean Demélier est mort à Paris en août 2023, à l’âge de 83 ans, dans une grande solitude. Très tôt, il a quitté Poitiers, sa ville natale, pour «monter à Paris» et faire une rencontre décisive : Samuel Beckett. Ses cinq premiers livres – tous se déroulent à Poitiers – ont été publiés dans la prestigieuse collection de Georges Lambrichs chez Gallimard, «Le Chemin» (1959–1992), où l’on retrouvait notamment Michel Foucault (Raymond Roussel), J.-M.G. Le Clézio, Pierre Guyotat, Michel Butor, Gérard Macé, Jacques Réda, Jean-Marie Laclavetine, Christian Bobin, Michel Chaillou… Depuis les années 1990, Jean Demélier dessinait de plus en plus, écrivait de moins en moins, se concentrant sur des aphorismes – des milliers – inédits pour la plupart hormis ceux qu’il parsemait dans les livres réalisés avec des artistes (Abraham, Bérénice Constans, Daniel Mohen, Jack Vanarsky, Alexandre Bonnier, Jacqueline Blewanus…). Il n’a donc jamais écrit un «dernier grand livre tout à la gloire de Poitiers». D’autant qu’une petite révolution aurait pu lui donner le sentiment qu’un de ses vœux avait été exaucé. En effet, la Justice a quitté le palais des ducs d’Aquitaine qui est devenu un lieu de manifestations culturelles.

En hommage à Jean Demélier, voici un entretien publié dans L’Actualité Poitou-Charentes n° 49 janvier 1999.

Ascèse excès

Verra-t-on un jour une place Anti-Jean Demélier ? L’écrivain l’a rêvée. Il l’a décrite dans Le Jugement de Poitiers. La plaque existe. Il en rêve toujours, de ce bel «hommage» que pourrait lui rendre sa ville natale, de son vivant. Objet d’amour et de détestation, Poitiers rejoindrait ainsi – du moins pour une part – la fiction demélienne. Dans cinq romans, il parle explicitement de cette ville qui l’a vu naître en 1940, partir une vingtaine d’années après et resurgir par intermittence. Il vient voir son père, un monument de rigueur et de dignité qui lui a donné ce caractère «droit» et ce maintien «vertical». Quand on connaît cette filiation calviniste, on ne peut s’empêcher de penser à l’exigence de pureté des premiers protestants, ceux qu’on surnommait les «mal sentants de la foi». De ses lointains ancêtres, Jean Demélier a hérité non de la foi religieuse mais de la foi en l’homme, de l’esprit de lutte et de liberté. Nul hasard donc s’il admire Rabelais et Beckett, deux maîtres apparemment aux antipodes l’un de l’autre. Comme Rabelais, il cherche à chauffer la langue française au maximum. Comme Beckett, il veut tirer de chaque mot le maximum. Toujours le maximum.

Dans ses textes comme dans la vie, Jean Demélier est mordant, délirant, agaçant, exaspérant, sans pitié pour ses semblables, sans faiblesse pour lui-même. Ça explose de partout, dans un grand éclat de rire et de pleurs. Voici un prêcheur paradoxal. Pas à la mode du tout. Mais ses livres tiennent debout. Droits.

L’Actualité. – Comment avez-vous commencé à écrire ?

Jean Demélier. – À l’école, comme tous les enfants. J’étais à l’école de la Torchaise dans le quartier sud de Poitiers. Le premier jour, la maîtresse dessinait au tableau des lettres qu’il fallait reproduire sur notre ardoise. Elle venait à moi pour me tenir la main parce que cela ne me suffisait pas de reproduire des lettres, je voulais les prolonger, les dessiner. Cela ne s’appelle pas exactement écrire mais plutôt calligraphier. Quant à écrire, je l’ai toujours fait. Cette aventure a commencé vers l’âge de 15 ans. J’écrivais des poèmes d’amour aux gens que j’aimais. Cette maladie n’a jamais cessé depuis.

Après le collège, je suis allé à l’École normale d’Angoulême. Je ne pouvais pas imaginer une seconde que je deviendrais instituteur. J’étais un vrai cancre, toujours dernier sauf une fois, avant-dernier. Je souffrais beaucoup. J’écrivais toutes sortes de choses. Par exemple, sans savoir que ça existait – à ma grande honte –, j’allais réinventer l’écriture automatique dans une série de textes intitulée L’Épreuve de vitesse en poésie : je posais sur la table une montre avec une trotteuse ; j’indiquais l’heure de départ, j’écrivais et quand ça s’arrêtait, je mettais un point et notais l’heure de la fin. J’ai fait aussi des recueils de poèmes, Cosmonaties et Les Hyaloïdes, qui évoquaient des souvenirs d’enfance dans le quartier du Grand Rondeau, une pièce délirante, La Fête à Saint-Ausone, des nouvelles, des notes, des aphorismes… C’est dans cette horrible école que j’ai écrit La Bataille de Poitiers, un texte d’une trentaine de pages, que personne n’a lu, comme tant d’autres textes. C’est une bataille contre les mots – de l’inconscient jusqu’au chant. On voit de plus en plus de mots, dans la rue, partout, qui se bouffent entre eux, qui nous traversent la tête, et dont il ne restera rien. J’avançais par paragraphes, par paquets de mots, prenant tout ce qui passait, puis j’arrêtais et je recommençais jusqu’à ce que quelque chose prenne, pour finir par un poème court. Comme si la bataille avait été gagnée.

En 1962, pendant la dernière année d’École normale, j’ai découvert l’œuvre de Beckett qui m’a totalement bouleversé. Il fallait écrire un mémoire pour la fin de l’année, j’ai choisi de travailler sur Beckett. Je lui ai écrit aux éditions de Minuit. Il m’a envoyé tous ses livres et ce fut le début d’une correspondance. Après avoir lu mon essai, il m’a répondu : «Cher monsieur, je vous crois aussi peu critique que moi.» Nous nous sommes rencontrés deux ans après, après une misérable licence en lettres modernes à la fac de Poitiers. C’est devenu une immense amitié. Avec Beckett, j’avais des relations de disciple à maître. Il ne donnait pas de conseils sur un texte – ce n’était pas un pédant –, ou alors de façon très laconique, par des observations très précises. De magnifiques leçons.

Comment êtes-vous arrivé chez Gallimard ?

Beckett m’a dit d’envoyer des textes à Georges Lambrichs qui dirigeait la collection «Le Chemin» chez Gallimard. Des nouvelles ont été publiées dans Les Cahiers du chemin. Elles étaient extraites de Gens de la rue. Gallimard a décidé de publier le recueil complet, ainsi que Le Rêve de Job, un roman sur lequel je travaillais depuis sept ans. Lambrichs me dit qu’il y a 150 pages à enlever. Je travaille à nouveau ce roman pendant un an et le lui montre. «C’est très bien, me dit-il, maintenant il faut l’écrire.» C’était comme recevoir 400 000 coups de poings en même temps. Mais quelle leçon ! Ce roman était construit comme la Bible, à savoir L’Ancien Testament, Le Nouveau Testament et L’Apocalypse. J’ai tout repris et un an après Gallimard voulait le publier. Seul détail : il risquait d’être censuré. À cette époque, si un éditeur se voyait censurer trois publications pendant l’année, il devait passer devant une commission de censure les années suivantes. Or, deux livres de Gallimard avaient été censurés cette année-là, un de Serguine et un de Guyotat, donc la publication du mien a été repoussée d’un an.

Par cette coïncidence, Gens de la rue puis Le Rêve de Job ont paru la même année, en 1971. Le premier avait été accueilli par des articles dithyrambiques. J’éclatais de rire en pensant à la surprise qu’offrirait le second. Les critiques furent variées, comme toujours. Il y eut un appel à la censure (sans effet) dans Le Figaro qui titrait «Job sur son fumier». Il est rare de voir le mot fumier dans ce journal.

La deuxième partie du Rêve de Job se déroule à Poitiers, mais le livre suivant, Le Sourire de Jonas, lui est entièrement consacré. Il y a cinquante-cinq chapitres et cinquante-cinq lieux que tous les Poitevins connaissent. Les deux anges, Chérubin et Nhiburec, visitent ainsi la ville et y font des pitreries. D’ailleurs, il y a des anges dans presque toutes mes œuvres ; c’est un peu mon thème majeur. Évidemment, ce n’est pas du tout un livre régionaliste. Toutefois, même s’il se moque de Poitiers, ce livre est à la gloire de la ville. J’ai la honte, l’assurance et la conviction que personne n’a jamais écrit un livre pareil sur sa ville natale. Dans les livres suivants, La Constellation des Chiens (1976), Le Miroir de Janus (1977), Le Jugement de Poitiers (1978), il est toujours question de cette ville, à laquelle j’aurai consacré environ deux mille pages. Mais j’ai encore des projets pour Poitiers.

Alors que vous aviez quitté Poitiers avant d’écrire tous ces livres, pourquoi un tel acharnement à écrire sur cette ville ?

Acharnement ? Peut-être. On m’a parfois comparé à Thomas Bernhard. Lui, c’était Vienne. Chacun a son point de départ. N’étant vraisemblablement pas Poitevin dans l’âme, ni même dans le corps, au bout de vingt-quatre ans, j’en ai eu assez. J’étouffais dans cette ville. Ensuite, je l’ai dépeinte à ma façon en ne parlant que d’elle, et c’est quand même pour elle. Il y a quelques années, Jean Pitié m’avait invité à un colloque à la fac de droit. J’avais dit : «Poitiers, c’est moi.»

Diriez-vous la même chose aujourd’hui ?

Oui, pas assez. C’est évidemment la parodie de la phrase de Flaubert.

Chat poitevinant. Dessin de Jean Demélier.

Vous aimez Poitiers, mais les Poitevins vous irritent.

J’ai appris cette année l’existence du verbe «poiteviner» qui signifie «vivre bien, benaise», «pas trop, surtout pas trop». Les Poitevins «poitevinent». Il y a, chez un certain nombre de Poitevins, quelque chose qui s’apparente à l’autosatisfaction et à l’autosuffisance. Ce sont des «mégalomaniaques miteux». Poitiers est une des villes les plus gâtées de France grâce à ses églises romanes, ses scientifiques, ses étudiants, etc. Que manque-t-il aux Poitevins ? Ils n’ont pas la mer ni la montagne, mais je suis sûr que si l’équipe du maire pouvait créer une montagne avec des pistes de ski et des plages de sable le long du Clain, elle le ferait. On pourrait alors construire des remparts autour de la ville, et dire : «Voici la République idéale.» Nombrilisme complet, aucun goût du rayonnement. Ce qui m’exaspère depuis des années, c’est qu’on retarde toujours la construction du nouveau théâtre. Et encore, il est prévu pour 700 places – dans une ville qui compte 25 000 étudiants ! –alors qu’il en faudrait 2 000, au moins. Quant au palais des Ducs d’Aquitaine, c’est le centre qui manque à Poitiers, comme il y a le palais des Papes en Avignon, le palais Jacques-Cœur à Bourges, etc. La salle des Pas perdus du palais des Ducs d’Aquitaine est d’abord une salle de spectacles, mais elle est noyautée par la Justice. Il faut construire à l’extérieur de la ville un nouveau palais de justice, en béton, en placoplâtre ou en carton bouilli, et restaurer ce palais, puis démolir les maisons qui l’entourent. Et l’on redécouvrira enfin ce chef‑d’œuvre occulté par les gens de robe. Quand on le verra, Poitiers pourra réellement s’appeler Poitiers. On viendra du monde entier pour admirer la cité de Poitiers.

D’où vous vient cette rigueur ? Cette volonté d’être droit est-elle héritée de l’éthique protestante ? La mémoire des persécutions a‑t-elle été transmise dans votre famille ?

Je suis très fier de mes origines protestantes – calvinistes du côté de mon père. Les protestants sont des gens droits dans leur vie mais aussi verticaux. On est sans arrêt en lutte, ce qui n’est pas confortable. On est complètement responsable.

Je ne fais aucun militantisme et je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir à venger des protestants. Cela dit, ma famille compte deux figures du protestantisme : le pasteur Marty, mort en 1950, professeur de théologie dans la même école qu’Albert Schweitzer, et surtout, le pasteur et missionnaire Paul Minault, assassiné en 1897 à Madagascar. Il a été tué avec un autre missionnaire, le pasteur Escande, sur la route de Tananarive. On n’a jamais su s’il avait été assassiné par des autochtones ou par des missionnaires anglais et rivaux.

Cette culture protestante vous aide-t-elle à «survivre» dans la traversée du désert que vous connaissez depuis plusieurs années ?

C’est très possible. Il s’agit plutôt d’un purgatoire, bien que cette notion n’existe pas chez les protestants.

Dessin de Jean Demélier.

Ce qui ne vous empêche pas de pourfendre la futilité de notre monde.

L’éphémère semble l’emporter sur tout. Notre époque se partage entre l’intelligence et la naïveté, pour ne pas dire la bêtise. Et surtout, il n’y a aucune vision.

On ne sera jamais assez humain. On emploie maintenant l’expression «intelligence artificielle» comme si l’homme pouvait être remplacé par autre chose que lui-même. Il y a très peu d’hommes, en fait. Il n’y en a jamais eu beaucoup. Combien d’hommes ont laissé une trace de leur passage sur la terre ? Allez dans les musées et les bibliothèques pour vérifier. Loin de vouloir faire de l’élitisme, j’estime que nous vivons dans une époque superficielle, où il faut en mettre plein la vue et dont il ne restera pas grand-chose. Je répète qu’il n’y a chez moi aucun goût de vengeance ni de cruauté. Mon souci n’est pas de dire ce qui va mal, mais ce qui va bien… En fait, qu’est-ce qui va bien ? Le général de Gaulle, qui n’avait pas la réputation d’être un poète, a dit : «Un artiste, c’est quelqu’un qui dit non.» Ce n’est vraiment pas par volonté de dire non, mais tellement de gens disent oui, sans même dire oui, tellement de gens jouent des jeux sordides pour avoir le confort, les avantages, que ce sont de petites gens. On ne peut pas reprocher à quelqu’un de vivre à l’aise, mais si, à côté, d’autres meurent de faim, sincèrement, il est difficile de se sentir à l’aise.

C’est pourquoi vous dites non.

Oui.

Vous dites non, mais en donnant beaucoup.

En donnant tout.

Une vie entièrement vouée à la littérature.

Je n’ai jamais eu le choix. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?

C’est pourquoi vous n’avez jamais “travaillé”.

Ah merci, c’est ce que je n’arrête pas de faire depuis le début ! Comme tout le monde, j’ai fait des quantités de piges, j’ai fait des textes de commande, j’ai relu et réécrit des livres anonymement. Chaque fois qu’on me propose de gagner honnêtement de l’argent, j’accepte. Certes, je ne suis pas riche le moins du monde.

Ce sont toujours des travaux de plume. Mais vous avez aussi toujours dessiné et beaucoup exposé.

Mes livres ne me rapportent rien depuis des années, et comme je n’aime pas l’argent…

Vous n’êtes pas le seul. Votre ami Pierre Klossowski s’est mis à dessiner de plus en plus parce que ses droits d’auteur ne lui rapportaient pas grand-chose.

Exactement. Cet homme d’une immense culture s’est aperçu que les gens comprenaient mieux ses dessins que ses livres. Or, il dit la même chose en dessin. Ses dessins sont écrits. J’ai essayé de mon côté. J’ai essayé de représenter Chérubin et Nhiburec. C’était nul. Je n’ai pas continué. Cela dit, j’ai toujours dessiné et je dessine toujours. Mais je travaille de plus en plus lentement. Un jour, j’ai envoyé une centaine de dessins à Beckett, pour qu’il voit. Il me les a renvoyés avec un petit mot qui disait : «Trop et trop vite.» Je les ai retravaillés. D’ailleurs, je les ai ensuite presque tous vendus. La quantité est l’ennemie de la qualité. Pas nouveau. Dans cette époque de frime et de confusion, on ne travaille jamais assez lentement. Avec les mots, c’est pareil. J’ai mis des mois à écrire les poèmes très courts de mon dernier livre paru, Point de point. On ajoute et on enlève simultanément. Qu’est-ce qu’on ajoute et qu’est-ce qu’on enlève ? Voilà la question.

Bibliographie

Chez Gallimard, coll. «Le Chemin» : Gens de la rue, 1971, Le Rêve de Job, 1971, Le Sourire de Jonas, 1975, La Constellation des Chiens, 1976, Le Miroir de Janus, 1977, Les Nouvelles Lettres de mon Moulin, 1983.

Chez Ramsay, Le Jugement de Poitiers, 1978, et chez Balland, Le Métro du bout du monde, Balland, 1985.

Petits essais humoristiques chez Mona Lisait : Brefs prolégomènes à un système politique prochain, 1997, LʼAnge et moi, 1998, Le Nouveau Code Noir, 1998.

Les cendres de Jean Demélier seront déposées dans la tombe de ses parents, Marthe et Paul, à Poitiers, au cimetière Chilvert (concession 7159, sect. 28, empl. 933), le mardi 31 octobre 10h.

Jean Demélier au Confort Moderne à Poitiers en 1991 (après sa visite de l’exposition James Turrell). Photo J.-L. Terradillos
A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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