Crevettes et torpilles
Par Pierre Ayel
Loin d’être silencieux, les fonds marins peuvent se révéler particulièrement bruyants, et parasiter les sonars sous-marins. La cause principale de ce vacarme ne mesure pas plus de 5 cm : ce sont des crevettes de la famille Alpheidae, plus couramment appelées « crevettes-pistolet ». D’étranges animaux auxquels les militaires se sont intéressés de près. Elles ont la particularité de posséder une pince de très grande taille, leur permettant, en la refermant à une vitesse très élevée, de générer une brève bulle de gaz. En implosant, cette dernière provoque un bruit sourd et puissant. Une colonie de crevettes pistolets, et c’est la cacophonie assurée.
Eric Goncalves, professeur à l’Isae-Ensma (École nationale supérieure de mécanique et d’aérotechnique) effectue ses recherches sur cet intriguant phénomène physique, appelé cavitation, qu’il cherche à modéliser de la meilleure façon. « La cavitation se produit lorsqu’apparaît une diminution rapide de la pression dans un milieu liquide, provoquant le passage de l’eau d’un état liquide à un état gazeux, sans qu’il n’y ait de hausse de température », explique-t-il. Se forment alors des bulles de vapeur, qui peuvent s’accumuler en agglomérat, puis implosent.
Les pâles des hélices des sous-marins elles-mêmes peuvent générer de la cavitation. De quoi être repéré par l’ennemi, comme l’évoque le film À la poursuite d’Octobre rouge. Mais les nuisances sonores ne sont pas la seule complication rencontrée par les sous-mariniers. En implosant, les bulles génèrent d’importantes ondes de choc. C’est d’ailleurs l’effet recherché par la crevette-pistolet, qui assomme ainsi ses proies. Il peut donc y avoir l’apparition de déformations sur les matériaux avoisinants, qui, par effet de répétition, creusent de micro-cratères et provoquent de l’érosion.
Hors de l’océan également, la cavitation engendre quelques complications, en particulier dans les machines hydrauliques (pompes, turbines) où elle est étudiée depuis longtemps. Idem dans le domaine spatial : une fusée japonaise a connu un sort funeste en 1999, non pas en raison de l’érosion, mais à la suite de vibrations destructives provoquées par la cavitation dans la pompe à carburant. Cet incident poussera la Jaxa, l’agence spatiale japonaise, à travailler sur ce phénomène.
Une nouvelle approche
La cavitation, phénomène limitant dans la conception de différents systèmes, reste encore aujourd’hui un sujet d’étude important. Se déroulant sur une micro-seconde, l’implosion de bulles s’avère très difficile à observer d’un point de vue expérimental, et la simulation numérique se présente comme un moyen complémentaire pour l’étudier. Des recherches se développent pour estimer l’impact de l’implosion des bulles sur les parois solides à proximité. Depuis une dizaine d’années, l’idée est de coupler la mécanique des fluides avec la mécanique des matériaux pour analyser l’endommagement des parois. Cette démarche a fait l’objet, au laboratoire Pprime, d’une thèse financée par la direction générale de l’armement (DGA), qui soutient des recherches aval, mais aussi amont. À l’inverse des couplages simples, une approche numérique fortement couplée permet de réaliser des calculs sur les deux aspects simultanément, afin de prendre en compte la rétroaction de la déformation du solide sur le fluide.

Les simulations effectuées pour le moment se font majoritairement en 2D, bien que l’idéal serait de modéliser le phénomène en 3D pour mieux appréhender ce dernier. Néanmoins, le coût des calculs reste très important (il faut pour une simulation en trois dimensions utiliser des supercalculateurs possédant des milliers de processeurs fonctionnant en parallèle).
Depuis février, une nouvelle thèse Cifre a été lancée en collaboration avec Safran Aerosystems, portant sur la modélisation de la cavitation dans les pompes hydrogène, pour de potentiels projets d’avions décarbonés. L’objectif de cette thèse est d’une part de contribuer à la modélisation du changement de phase en condition cryogénique (l’hydrogène est stocké sous forme liquide à – 250 °C) et d’autre part d’estimer par simulation numérique les pertes de performance et les dégradations causées par la cavitation sur une pompe, afin de dimensionner celle-ci pour en minimiser les effets.
Vaste champ d’études
Tout en cherchant à pallier les désagréments que la cavitation peut provoquer, on en explore également ses possibilités d’utilisation. Des « torpilles supercavitantes » ont ainsi été étudiées à Grenoble au Laboratoire des Écoulements Géophysiques et Industriels, dans le cadre d’un projet ASTRID piloté par la DGA en collaboration avec Pprime, entre 2018 et 2022. L’idée n’est pas nouvelle, et a notamment fait l’objet de projets russes comme la torpille VA-111 Chkval : il s’agit d’utiliser la cavitation pour faire apparaître une grande poche de bulles autour de la torpille, l’entourant complètement, et réduisant la friction avec l’eau, ce qui lui permet d’aller plus vite.

Des chercheurs grenoblois ont réalisé différentes micro-géométries ; des versions miniatures des torpilles de l’ordre du millimètre, en faisant varier la forme pour maximiser la poche de cavitation. Du côté de Pprime, il s’agissait de développer des méthodes numériques et des modèles adaptés à la simulation de la supercavitation.
Le champ d’étude de la cavitation est encore vaste, et s’élargit à des domaines autres que militaires. C’est par exemple le cas de la médecine, où une application de son effet destructeur pourrait être trouvée en lithotripsie, pour l’élimination des calculs rénaux, ou encore pour délivrer des médicaments au sein du patient via des capsules. Cependant, cela n’est pas sans danger, puisqu’il faut réussir à maîtriser la génération de la cavitation par des ultrasons.
Quant aux crevettes pistolets, la défense américaine cherche même à profiter du bruit qu’elles provoquent. Au-delà de parasiter les sonars, il pourrait être utile dans une nouvelle manière de réparer les ennemis en approche, grâce à l’étude des signaux d’alerte transmis par ces animaux.
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