Carte blanche, rouge à lèvres et bleu de travail
Par Elsa Dorey
Accrochés aux murs de la cellule, une multitude de baisers. Certains proviennent de lèvres célèbres, comme celles de Catherine Deneuve. D’autres ont été fraîchement déposés par les nombreux visiteurs sur de petites cartes blanches. Ici, on embrasse d’un coup d’œil les efforts déployés par l’industrie cosmétique pour renouveler sans cesse son nuancier de rouge à lèvres. Jusqu’au 3 décembre, l’ancienne prison municipale qui jouxte l’hôtel Lalande accueille l’exposition Oh Couleurs !, créée par le musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux. Chaque cellule mise en scène par le designer Pierre Charpin est l’occasion de raconter les couleurs, à travers leur perception, les valeurs qu’elles inspirent, leur intérêt marketing ou encore leur origine. Le tout dans une économie de mots : les objets se suffisent souvent à eux-mêmes.
Cette cellule par exemple exhibe toutes sortes de boîtes en plastique. Dans son laboratoire des couleurs à Joué-les-Tours, Tupperware a suivi et créé les tendances de nos cuisines depuis sa création en 1946. La première gamme était couleur pastel, en hommage aux orchidées présentes dans la région d’implantation de la société. Puis, marron, jaunes ou orange, les boîtes suivent la mode des années 1960 et 1970. Dans les années 1980, c’est au tour des noirs, des bleus foncés et des rouges bordeaux d’être à l’honneur car Tupperware veut séduire une clientèle plus masculine. À cette période, Tupperware lance le bleu turquoise associé encore aujourd’hui à la congélation. Alors qu’on se questionne à propos des effets du plastique sur la santé dans les années 1990, la baisse des ventes oblige la marque à revenir sur des gammes qui ont bien marché, comme le pastel, et à introduire des plastiques translucides censés rassurer le consommateur.
Bleu du Barry, noir Médicis
Une autre cellule transporte le visiteur dans l’industrie automobile. Paule Marrot, décoratrice et dessinatrice de tissus bordelaise exerçant à Paris, avait déjà révolutionné la décoration d’intérieur en 1932. Dans les années 1950, depuis sa fenêtre, elle observe les couleurs beiges, grises ou noires des 4 CV, et les trouve bien tristes. Assez en tout cas pour contacter le PDG de la Régie Renault, Pierre Lefaucheux. Celui-ci lui répond que « la solution pour avoir des teintes de carrosseries à son goût serait qu’elle veuille bien concevoir les couleurs des automobiles pour la Régie ». Dans un univers très masculin, la voilà qui s’attelle à diversifier la gamme de couleurs des carrosseries et des intérieurs de la prochaine voiture de Renault, la Dauphine. Les tissus pied de poule des sièges sont inspirés des tailleurs des dames de l’époque. C’est elle aussi qui introduit la couleur différente du toit et du reste de la carrosserie. Dans les prémices de la télévision couleur, les seules publicités de voitures qui seront en couleur avec des produits colorés, seront encore celles de la Dauphine. La voix off y vantera les nuances bleu du Barry, rouge corail, noir Médicis, ou encore jaune parchemin de sa carrosserie, ces noms exotiques sûrement tout droit sortis de l’imagination de Paule Marrot. Un avant-gardisme que Renault réitère dans les années 1990 avec les couleurs fluo de la Twingo. Il fallait oser !
À chaque poste, sa couleur !
Loin d’être simplement un instrument marketing, la couleur peut être vectrice de messages. La boîte aux lettres de La Poste est jaune depuis les années 1960 pour sa visibilité. Intériorisée par les Français, cette couleur est automatiquement associée aux courriers qu’on envoie. « Récemment, une boîte aux lettres grise a été posée à l’entrée d’un bureau de poste de Bordeaux, raconte la médiatrice culturelle. Personne n’y postait son courrier : tout le monde passait devant, entrait dans l’agence et demandait où était la boîte aux lettres. »
Autre contexte, dans le bruit assourdissant des machines, les ouvriers de chantier se reconnaissent car chaque couleur de casque correspond à un corps de métier. Le chef de chantier est coiffé d’un casque blanc, le maçon est en jaune et l’électricien en bleu. Ce même bleu qui donne son nom au bleu de travail. Aux États-Unis aussi, le jean bleu était à l’origine un vêtement d’ouvrier. Mais pourquoi travailler en bleu ? « C’est une couleur sur laquelle les tâches se voient peu », révèle la médiatrice. À l’autre bout du monde, les paysans japonais avaient fait le même constat : leurs Boro, ces magnifiques haillons rapiécés dont quelques-uns sont présentés dans l’exposition étaient teints grâce à la fleur jaune d’indigo. « Lorsqu’on sort le tissu d’une infusion de ces fleurs jaunes, c’est un peu magique : en réaction avec l’air, il bleuit. »
La structure, créatrice de couleurs
La couleur ne vient pas toujours des molécules colorées, naturelles ou synthétiques, qu’on incorpore au matériau. Elle peut aussi découler de la surface de l’objet, dont la structure, en « fractionnant » la lumière blanche, fait apparaître toutes les nuances qu’elle contient, à la manière d’une goutte d’eau qui donne naissance à l’arc en ciel. Dans l’espace central du bâtiment, témoignant de cette irisation, une robe de Paco Rabanne en capsules de bouteilles, un paon empaillé, de superbes ailes de papillons et une paire de chaussures chatoient sans l’aide d’aucun pigment. « Regardez cette robe monsieur, je suis sûre que de là où vous êtes, vous n’y voyez pas les mêmes nuances vertes que moi. » En effet, l’homme distingue plutôt des nuances roses. Mais si la perception de la couleur est ici une question de point de vue, au sens littéral, c’est aussi une affaire de culture. Au Groenland, pays très enneigé, la langue inuit distingue plus d’une cinquantaine de nuances au blanc. Belle performance.
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