Etienne Davodeau – Sagacité documentaire de la bande dessinée

Dessin en sépia de la couverture de Le Droit du sol de Davodeau, où l'on voit un randonneur marcher dans un paysage de moyenne montagne Le Droit du sol d’Etienne Davodeau © Futuropolis, 2021.

Par Marjolaine Macaire

En 2011, Futuropolis publie un ouvrage peu commun, issu d’un voyage graphique et collectif. Rupestres ! est un livre hybride aux techniques et aux styles graphiques très différents, car il est le fruit du travail de six auteurs : Emmanuel Guibert, Marc-Antoine Mathieu, David Prudhomme, Pascal Rabaté, Troubs et Étienne Davodeau. Ensemble, ils ont visité des grottes préhistoriques et ont gardé la trace de cette expérience en élaborant un livre collectif.

Tandis que Futuropolis vient de fêter son demi-siècle d’existence, l’équipe des «Rupestres», augmentée d’Edmond Baudoin et de Chloé Cruchaudet, publie un nouveau volume dédié à l’art pariétal du Paléolithique : Pigments.

Surnommé Auroch par ses camarades, Étienne Davodeau évoque cette aventure dans le numéro 138 de la revue papier L’Actualité Nouvelle-Aquitaine, «Préhistoire, le temps des origines».

Premier dessinateur-écrivain français de bande dessinée à s’être élancé dans le genre documentaire, Etienne Davodeau estime qu’il a été «percuté» par la découverte du petit mammouth laineux de la grotte du Pech Merle. Cette rencontre d’exception avec l’œuvre dessinée d’un de ses homologues du Paléolithique, il la raconte dans Le Droit du sol, Journal d’un Vertige, publié en 2021 – entre les aventures collectives de Rupestres ! (2011) et de Pigments (novembre 2024). 

Le Droit du sol d’Étienne Davodeau (2021) ; Rupestres !, ouvrage collectif (2011) ; Pigments, ouvrage collectif (2024) ©Futuropolis

«Tracer une ligne, c’est écrire, c’est dessiner»

Étienne Davodeau ne cache pas sa motivation à ses lecteurs : il «marche pour faire un livre». Il considère qu’en marchant, il trace une ligne avec ses pieds. «Après tout, tracer une ligne, c’est écrire, c’est dessiner», affirme-t-il. Son intention est de relier deux lieux et de les mettre en résonance.

Ignorant sa motivation, les pèlerins qu’il croise sur sa route ne manquent pas de le lui faire remarquer : il marche dans le mauvais sens !

À rebours du chemin de Compostelle, après avoir visité la grotte de Pech Merle, à Cabrerets dans le Lot, dont il admire les parois, il marche vers le Nord en direction de Bure.

Sous le sol de Pech Merle, il y a des milliers d’années, des Homo sapiens ont laissé en témoignage de leur passage sur terre une fresque représentant des animaux. Étienne Davodeau, lui-même dessinateur-illustrateur, a été saisi à la vue du petit mammouth laineux représenté dans cette grotte.

En parallèle, il songe aux Sapiens de notre époque qui s’apprêtent à laisser un tout autre héritage à leurs descendants sous le sol de Bure, où un projet d’enfouissement de déchets nucléaires est en cours.

Le Droit du sol d’Étienne Davodeau ©Futuropolis, 2021.

Au-delà du format franco-belge

Venu à la bande dessinée à l’adolescence, à la suite «d’une maladie infantile répandue qu’est le dessin» – comme il le dit ! – il a étudié les arts plastiques à l’université de Rennes et a publié son premier livre en 1992.

À la fin des années 1980, le champ éditorial était restreint et l’idée que l’on se faisait d’une bande dessinée, à la manière franco-belge, était très formatée : quarante-six pages, en couleur, avec une couverture cartonnée, etc. C’était un moyen d’expression mal considéré et les éditeurs disaient aux jeunes auteurs que la bande dessinée c’était soit de l’aventure, soit de l’humour !

Il a donc fallu beaucoup de persévérance au jeune Étienne pour faire des allers-retours à Paris, présenter ses planches, essuyer des déconvenues après avoir travaillé six mois sur un projet et rentrer se lancer dans une nouvelle tentative jusqu’au prochain aller-retour…

Le formatage convenu de l’époque était très frustrant pour le jeune Etienne qui avait découvert le travail de Joe Sacco et lu Maus d’Art Spiegelman aux États-Unis, avant qu’ils ne soient traduits et publiés en France. Ces avant-gardes de la bande dessinée ont proposé un autre regard sur le monde avec une approche historique, sociale, documentaire et autobiographique. Ces auteurs iconoclastes s’étaient octroyé le droit de raconter, via la bande dessinée, à l’époque considérée comme un genre mineur, des événements majeurs de leur siècle.

«Ouvrir le cadre» par la non-fiction

C’est avec son quatrième livre, Le Constat, publié chez Dargaud, qu’il a pu «ouvrir le cadre» et faire quelque chose de plus long, plus structuré dans un délai plus important. Il s’intéressait à ce qui se faisait aux États-Unis et au Japon, et l’aspect technique de la bande dessinée lui importait déjà beaucoup.

En outre, il décide un jour de ne plus inventer d’histoire mais d’aller en recueillir une et de la raconter ; d’entreprendre une démarche documentaire. C’est ainsi qu’après avoir travaillé six mois sans éditeur mais grâce à une bourse du Centre national du livre, il publie finalement son premier livre de non-fiction, Rural !, en 2001, chez Delcourt. [NDLR : Le Photographe d’Emmanuel Guibert a été publié en 2003]

À l’origine de Rural !, il y a l’initiative d’un de ses amis, agriculteur, qui a décidé de passer en bio la ferme familiale dont il a hérité. À la fin des années 1990, en Anjou, le bio existait peu et ce projet faisait sourire beaucoup d’autres paysans autour. Mais au moment de transformer l’exploitation, les agriculteurs apprennent que l’autoroute va couper leur exploitation en deux ! Étienne Davodeau raconte que, tout comme son ami, il s’est senti accablé d’entendre une telle nouvelle. Mais in petto, il a songé : «Formidable ! Un sujet m’arrive !» C’est ainsi que Rural ! raconte l’histoire de trois jeunes agriculteurs de la Confédération paysanne, traite du thème du bio et de l’aménagement du territoire. Des sujets novateurs à l’époque, devenus si contemporains !

Hommage aux parents militants JOC et CFDT

Après d’autres livres de fiction, avec l’intention de régler son compte à l’éducation catholique qu’il avait reçue, il s’essaye au genre autobiographique. Mais finalement, Les Mauvaises gens se sont avérés un hommage à ses parents. Ouvriers dès l’âge de 13–14 ans, ce ne sont pas sur les bancs du lycée, ni de l’université qu’ils se sont formés, mais au sein d’organismes tels que la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) ou la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Ils ont acquis une formation par le fait de militer, sur les plans associatifs, syndicaux, politiques, sportifs… À l’âge de 17 ans, sa mère a même contribué à créer une section syndicale dans une usine de chaussures, à Saint-Pierre-Montlimart.

Ce fut aussi le contexte de l’enfance d’Étienne Davodeau, dont il garde un souvenir chaleureux et dynamique. C’était avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, avec François Mitterrand. De nombreuses réunions avaient lieu le soir chez ses parents et, depuis sa chambre, des mots prononcés tels que «syndicat», «politique» lui parvenaient au milieu du bruit des gens qui refaisaient le monde, discutaient fort en fumant des Gauloises et en buvant des cafés. Cette ambiance lui tenait lieu de berceuse…

Dans les Mauges, petite région du sud-ouest du Maine-et-Loire, très catholique et assez conservatrice, où l’enseignement privé et le patronat paternaliste et patriarcal régnaient, les revendications de ces Mauvaises gens détonnaient.

Les Mauvaises gens, livre primé à Angoulême

Ce livre-là, en noir et blanc, au petit format, avec un dessin rapide et beaucoup de pages, en 2005, a reçu un bel accueil ! Il a eu des prix à Angoulême, du succès dans la presse, du succès auprès du public, a été réimprimé et a fait partie de ceux qui ont fait évoluer le point de vue des éditeurs. Cet engouement, Étienne Davodeau se l’explique par le fait qu’un livre qui a une dimension autobiographique fonctionne par résonance, trouve un écho auprès de ses lecteurs sur des sujets communs.

L’expérience de ce livre a définitivement ancré chez lui l’envie de faire ce type de bande dessinée de non-fiction, de reportage ou documentaire.

Depuis, bien d’autres livres ont suivi. Et certains relèvent aussi du genre autobiographique, tels que Les Ignorants et Le Droit du sol.

Récits subjectifs en bande dessinée

Après cette trajectoire qui fait d’Étienne Davodeau l’un des auteurs français qui ont fait évoluer le genre, comment nomme-t-il ses livres ? Il est précis à ce sujet : «Il faut faire gaffe au vocabulaire qu’on emploie. Je parle de livre de bande dessinée. Pour moi, “l’album” est un terme qui rapporte à l’enfance. J’emploie assez peu l’acronyme BD que je trouve réducteur. “Roman graphique”, je ne l’utilise pas non plus. Je sais bien que c’est un terme qui est très utilisé, notamment par la presse, et mes bouquins, comme Le Droit du sol et Les Ignorants, sont souvent présentés comme des romans graphiques. Moi je revendique le fait que ce sont des livres de bande dessinée, comme Les Schtroumpfs par exemple.»

Quand on lui fait remarquer qu’il se dessine plutôt “modestement”, il s’en amuse et explique que c’est très compliqué de se dessiner soi-même, de trouver un registre pour cela, mais qu’en revanche, la première personne du singulier est assez efficace narrativement. Elle signale que c’est un récit subjectif, que l’auteur raconte ce qu’il connaît d’un sujet, qu’il relate une expérience personnelle et en même temps son témoignage authentifie le propos.

Le Droit du sol d’Étienne Davodeau ©Futuropolis, 2021.

L’auteur dans l’image avec son crayon

À la différence d’un cinéaste, qui ne peut pas être devant la caméra et au même moment filmer ou donner des indications derrière la caméra, la bande dessinée offre la possibilité fluide et naturelle d’être à la fois celui qui tient le crayon et celui qui est dans l’image. C’est un procédé fructueux sur le plan narratif, qui permet à l’auteur d’interagir avec les personnes mises en scène et de faire avancer le récit.

C’est ainsi que dans Le Droit du sol, au fil de sa randonnée, l’auteur fait intervenir différents experts et spécialistes, et explique même les coulisses de ces entretiens. Tel un journaliste, il distribue la parole à des gens qui sont des références dans leur domaine professionnel, à des citoyens devenus militants. Le narrateur explique qu’il a rencontré ces intervenants avant sa marche, ou parfois après, et a seulement modifié le contexte de leurs discussions pour leur donner la parole à bon escient au fil du livre. Il les représente les uns après les autres, à tour de rôle, comme s’ils l’accompagnaient à certaines étapes de son chemin. À cette occasion, il restitue le contenu des entrevues qu’il a réalisées. Cette mise en scène enrichit le récit qui n’est plus seulement celui du parcours de la randonnée, mais aussi une réflexion en cours sur la question du nucléaire, ponctuée d’apports d’informations qui arrivent à propos.

Le dessin, 27e lettre de l’alphabet

Très conscient de ce que son art apporte pour transmettre, Étienne Davodeau développe : «Un romancier fait le même métier que moi, il raconte des histoires. Simplement, il a un outil légèrement différent. On a en commun les vingt-six lettres de l’alphabet. Moi j’ai une vingt-septième lettre, le dessin, qui est très puissante !» Ce qui n’exclut pas que, «dans Le Droit du sol, le texte joue un rôle important, c’est aussi un travail littéraire», insiste-t-il.

Durant sa randonnée, Étienne Davodeau ne dessinait pas. Certains jeûnent et s’en trouvent libérés de toxines, prêts ensuite à remettre la machine en route. Lui, a vécu ce mois de marche comme une période de “sevrage”, dont il dit que ça le rebooste, lui donne un appétit renouvelé de dessiner au retour. Il a pris des quantités de photos, telles des pense-bêtes pour garder des informations visuelles, et écrivait chaque jour dans un carnet, lorsqu’il s’arrêtait ou le soir sous sa tente. Il prenait des notes du déroulé de sa journée, des gens qu’il avait rencontrés et puis surtout, des idées qui lui venaient de mise en forme du livre qu’il allait faire en arrivant au bout de son parcours.

Plaisirs simples du randonneur

Son double, son lui-même en train de marcher, éprouve ses limites physiques, en dépasse certaines en expliquant que son corps connaît des étapes d’adaptation, souffre de la chaleur écrasante, de trop courtes nuits non réparatrices, etc. L’épreuve de la marche lui fait d’autant mieux apprécier certains plaisirs que l’on qualifie parfois de simples dans une société d’abondance. Peut-être est-il bon parfois d’être un randonneur nourri aux produits lyophilisés depuis plusieurs jours pour savoir en apprécier la valeur ? Lorsqu’il croise leur étale, il ne peut s’empêcher de s’exclamer «Putain des abricots !» et d’en acheter quelques-uns. Pour célébrer cette denrée et ne pas la manger dans des conditions triviales – sur un parking – il cherche «un endroit digne de ses abricots». Il marche encore et finit par trouver un ruisseau à l’ombre de la chaleur accablante du mois de juin. Il ôte ses chaussures et savoure ses fruits les pieds dans l’eau !

C’est une scène dont beaucoup de lecteurs lui parlent lors des rencontres en librairies et des dédicaces. Un moment dont il se souviendra toute sa vie.

Témoin et porte-voix

Au fil des échanges avec les intervenants et des propos du marcheur-illustrateur, le point de vue de l’auteur s’affine, les arguments s’alignent. De vive voix, il se dit plutôt admiratif des militants qu’il a rencontrés, mais pas militant lui-même. Il revendique le choix de faire entendre la voix d’un scientifique, professionnel repenti du nucléaire, celle de gens qui subissent les décisions arbitraires de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), de montrer ce qui se passe à Bure et alentour, dans l’ignorance, et souvent l’indifférence, du plus grand nombre. Étienne Davodeau se considère comme un témoin et un porte-voix.

Susciter des vocations de vignerons

Quand on lui demande s’il est conscient de l’impact de ses livres sur ses lecteurs, Étienne Davodeau répond humblement qu’il lui est difficile de s’en rendre compte.

«Dans ce beau pays de France, quand tu mets en cause l’industrie nucléaire, tu prends une avalanche de merde sur les réseaux sociaux. C’est quasiment inévitable. Sinon, les gens m’écrivent pour me dire qu’ils ont bien aimé mon livre. Pour Les Ignorants, ce livre qui raconte le monde du vin, entre autres, nous en sommes à quatre ou cinq personnes qui nous ont écrit [à Richard Leroy, le vigneron du livre, et lui. NDLR] : “J’ai lu le livre, j’ai changé de métier, je suis vigneron.” Le premier qui nous a fait ça, nous a écrit : “J’ai lu Les Ignorants, je vais quitter mon métier, je vais m’installer comme vigneron.” Deux ans après, on reçoit une caisse de vin. La première cuvée du mec s’appelle “Ode aux Ignorants”. Depuis les terrasses du Larzac, il nous dit : “Ça y est, c’est parti !” Ça, c’est un impact !»

Et concernant la question du nucléaire, Le Droit du sol a‑t-il changé le point de vue des individus ? Ce livre s’est tout de même vendu à 150 000 exemplaires. Droit dans sa modestie, l’auteur répond : «Non, mais il y a des gens chez qui j’ai instillé le doute.»

Hasard éditorial, Un monde sans fin, la bande dessinée de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, livre le plus vendu de l’année en 2022 est sorti en même temps que Le Droit du sol d’Étienne Davodeau. Comme ce dernier le qualifie, une sorte de match, un “ping pong” a eu lieu entre ces deux livres aux approches opposées de la question du nucléaire.

Comment le marcheur-auteur a‑t-il vécu cette concomitance ?

«Quand un bouquin sort, je vais beaucoup dans les librairies en France et ailleurs. Je fais des rencontres, des dédicaces, des débats pour soutenir le livre. Et donc les gens me disaient : “Eh, vous avez vu le Jancovici-Blain ?” On me l’a dit souvent, tous les jours !»

Ce qui l’a peut-être encouragé parfois, c’est que des libraires lui ont dit que, voyant des gens acheter le Blain-Jancovici, ils ont souvent conseillé de lire aussi le Davodeau ; et inversement. L’argument de certains libraires est que pour avoir un avis un peu panoramique sur la question, lire ces deux livres permet aux lecteurs de mieux découvrir le sujet et, éventuellement, de se faire une opinion.

Le genre documentaire est signe de maturité dans la bande dessinée, il encourage le public à exercer son esprit critique. Tandis que les réseaux sociaux créent des bulles de filtre, du fait des algorithmes qui analysent les comportements des utilisateurs pour leur montrer du contenu qui correspond à leurs intérêts, à leurs préférences, de façon à leur montrer uniquement des informations qui renforcent leurs croyances existantes, sans contrepartie ; les bulles de bandes dessinées pourraient mieux résister à l’altération de la perception et de l’interprétation, grâce à leur stimulante bibliodiversité.

Le Droit du sol d’Étienne Davodeau ©Futuropolis, 2021.

Ce texte a été écrit à la suite de deux échanges avec Étienne Davodeau. Le premier, au sujet du Droit du sol, Journal d’un vertige, a eu lieu dans le cadre d’un groupe de travail du DU Développement durable de Nantes Université en 2023, avec Maëlle, Louison, Grégoire, Céline et Laurent.

About Yoann Frontout
Journaliste, rédacteur pour L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinateur du pôle Sciences et société à l'Espace Mendès France.

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