L’étincelle dans le noir absolu
Par Héloïse Morel
Au commencement, le roman gothique anglais donne au noir un décor et des conventions narratives. «Le Château d’Otrante (1764) de Horace Walpole inaugure le gothic novel, appelé en français, roman noir, explique Gilles Menegaldo, professeur émérite de littérature américaine et de cinéma à l’université de Poitiers. Les surréalistes vont remettre au goût du jour ce genre et Antonin Artaud traduit et réécrit le roman “frénétique” de Matthew Gregory Lewis, Le Moine, catalogue d’actes transgressifs : viols, incestes, meurtres… perpétrés en partie par un ecclésiastique.» Parmi les motifs récurrents : l’obscurité, les ombres et la lumière, les caveaux, les souterrains, les escaliers, les chambres secrètes, les miroirs, les spectres, etc. Dans un récit enchâssé, une nonne sanglante apparaît tous les cinq ans, le 5 mai à une heure précise. Ce roman de 1796 s’inscrit dans cette fascination pour les sentiments et les lieux morbides.
«Le roman gothique prend ses racines dans l’Angleterre victorienne avec des auteurs (Charles Robert Maturin, William Beckford) et des autrices (Ann Radcliffe, Charlotte Smith). Le public est essentiellement féminin.» Un des éléments essentiels du roman noir, c’est l’imaginaire architectural, inspiré du médiéval, avec le château qui renvoie au motif de l’enfermement, particulièrement celui d’une femme, souvent victime d’un aristocrate qui convoite son corps ou ses terres. «Pour l’héroïne séquestrée, l’aventure correspond aussi à la recherche d’un secret familial et de sa propre identité. Ainsi dans Les Mystères d’Udolphe (Ann Radcliffe, 1794), Émilie Saint-Aubert se fait proto-détective.» On trouve également des paysages caractéristiques (sombres forêts, océans déchaînés, montagnes et glaciers) comme dans Frankenstein (1818) de Mary Shelley ou plus tard Dracula (Bram Stoker, 1897). «Edmund Burke évoque en 1757 dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, l’étincelle de lumière dans le noir absolu. Ces romans visent à susciter l’effroi, delight of terror (les délices de la terreur), selon l’oxymore de Burke.»
Détective en actes
Edgar Allan Poe avec Double assassinat dans la rue Morgue (1841) et La Lettre volée (1844) est à l’origine du genre policier, avec son personnage de détective, Auguste C. Dupin, à la fois mathématicien et poète, intuitif en plus d’être logicien. «Le roman gothique anglais se prolonge dans le roman à sensation des années 1860–1880 (Wilkie Collins, Elizabeth Braddon) qui comporte souvent une intrigue criminelle. Puis vient Arthur Conan Doyle et son Sherlock Holmes qui lutte contre le noir avec la lumière de sa raison. Dans ces romans comme plus tard dans ceux d’Agatha Christie, le détective après avoir confondu le coupable, explique avec minutie comment il a résolu le cas.»
Les États-Unis voient apparaître dans les années 1930–1940, le style hard-boiled (dur à cuire) avec des romans comme Le Faucon maltais de Dashiell Hammett ou Le Grand sommeil de Raymond Chandler dont les incarnations cinématographiques font la renommée de Humphrey Bogart et Lauren Bacall, entre autres. «Le film noir des années 1940–1950 repose sur des conventions narratives et des décors urbains spécifiques (quartiers périphériques, immeubles abandonnés, entrepôts, docks, scènes de rue et pluie sur les pavés) mais aussi sur une esthétique héritée de l’expressionnisme allemand, en particulier le travail sur l’ombre et la lumière. La noirceur des intrigues criminelles s’exprime aussi plastiquement … Il y a une sorte de poésie urbaine du noir.»
Diversités des codes
Comprendre d’où le noir prend ses racines permet d’appréhender ce second ouvrage collectif dirigé par Gilles Menegaldo et Maryse Petit. Le premier interrogeait les Manières de noir (2010, Presses universitaires de Rennes) et montrait comment les codes du noir se retrouvaient dans la littérature, y compris dans la littérature dite «blanche». Dans le premier article du Goût du noir par Dominique Meyer-Bolzinger, l’écrivain François Bon est cité comme exemple car il emploie dans Daewoo les techniques de l’enquête de la fiction policière. Les chercheuses et les chercheurs qui ont participé à cet ouvrage, mêlent les genres et le lectorat saisit depuis les origines gothiques, combien les manières d’écrire, de filmer ou de dessiner le noir, se déclinent dans des genres multiples : l’éso-polar (le polar ésotérique présenté par Lauric Guillaud), le cyberpunk (avec l’œuvre de William Gibson analysée par Isabelle Boof-Vermesse), l’anticipation, le suspense… Ce dernier sous-genre étant en particulier illustré par l’article d’Hélène Machinal à propos de l’auteur africain Deon Meyer et son roman 13 heures qui mêle les codes du thriller auxquels s’ajoutent la diversité ethnique, linguistique et des problématiques sociales et politiques. «Il y a une dimension sociologique évidente dans les romans actuels, complète Gilles Menegaldo. Les œuvres laissent les lecteurs dans un état de malaise. La noirceur est la constance mais il y a rarement une rédemption, ce sont souvent des fins ouvertes et l’enquêteur lui-même est parfois problématique comme dans certains romans où il est amnésique. On ne trouve plus de discours surplombant à la Hercule Poirot ou Sherlock Holmes. Il y a une multiplicité de points de vue, parfois contradictoires.» À ce titre, la série The Wire (sur écoute) est un exemple puisque l’action se déroule à Baltimore et montre les points de vue des enquêteurs et celui des gangs. Flore Coulouma y consacre son article, «Baltimore dans le noir : la ville dévastée à l’heure de l’Amérique néolibérale (The Wire, David Simon, 2002–2008)», montrant la dimension sociale et politique qui s’extrait du noir. Le retour à la normale après le crime n’est plus le chemin parcouru. Elsa Grasso, philosophe, le démontre avec l’exemple de Where the Truth lies d’Atom Egoyan (2005) : «Where the truth lies illustre bien sûr la dimension noire sur le plan moral et social, l’absence de tout ordre axiologiquement supérieur, et empiriquement réalisable: l’enquête n’est plus ce qui permet de restaurer un état originel, moralement préférable.» Cette quête du vrai ou du vraisemblable se retrouve dans des récits de type documentaire, le genre non fiction s’inspirant de faits divers criminels ou du parcours de serial killers comme Ted Bundy par exemple.
Outre le cinéma (Martin Scorsese, James Gray, Werner Herzog, le vigilante film britannique, etc.) et les séries, le livre propose des articles consacrés à la bande dessinée et aux romans graphiques. Ainsi, retrouve-t-on dans l’évocation de la série Blacksad de Canales et Guarnido, l’esthétique du cinéma des années 1940 dans l’article d’Adela Cortijo Talavera. Et dans un autre genre, lorsque Tardi illustre la trilogie de Jean-Patrick Manchette (article de Jean-Paul Meyer), le jeu graphique est fascinant. «Il s’agit d’enquêtes et de poursuites, de traques impitoyables, jalonnées de meurtres. L’œuvre joue sur la composition des planches, par exemple une case circulaire en plein milieu des cases rectangulaires et le rapport entre noir et blanc. Le blanc est attaqué, contaminé par le noir. Ce qui se déroule dans l’intrigue s’exprime par la forme.»
Un quart de noir
La dernière section du livre présente, entre autres, une étude détaillée par l’illustrateur Philippe Wurm (auteur avec François Rivière d’une très récente biographie en bande dessinée d’Edgar P. Jacobs) de La Comète de Carthage d’Yves Chaland qui opère un détournement des codes de la ligne claire. L’ouvrage se clôt sur une retranscription d’un échange entre Jeanne Guyon, éditrice de Rivages/noir, et Stéphane Michaka, écrivain et auteur d’adaptations radiophoniques. Jeanne Guyon évoque une fidélité du lectorat aux auteurs plutôt qu’aux collections. Ainsi, quasiment tous les éditeurs généralistes ont développé des collections noires. Notons, qu’un quart des romans publiés appartient à ce genre, ce qui présage encore une longue route vers l’effroi, le suspense, et l’analyse des œuvres. Dominique Manotti, historienne et autrice de romans noirs à contenu politique, propose pour finir une postface très personnelle.
La nonne sanglante n’a pas fini de nous hanter.
Le Goût du noir dans la fiction policière contemporaine. Littérature et arts de l’image de Gilles Menegaldo et Maryse Petit, Presses universitaires de Rennes, 2021, 396 p., 28 €.
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