La Manu de Châtellerault, histoire et mémoire
Par Marie-Lou Paitre
À Châtellerault, la manufacture d’armes est une entité. Cependant son histoire n’est pas sujet du récit collectif, elle est surtout dans les esprits. Mémoire de La Brelandière 1915–2015 s’inscrit pour son auteur, le bibliothécaire Philippe Pineau, dans une volonté de garder sensible la mémoire de ce site. Le projet d’écriture a nécessité une collecte d’informations auprès des personnes ayant eu l’expérience de La Brelandière afin que d’individuelles et disparates elles deviennent composantes de l’imaginaire commun.
À l’origine annexe de la manufacture d’armes, le site de La Brelandière a vu à son industrie militaire se substituer celle de l’aviation. La première entreprise aéronautique à s’installer est parisienne, la Sfena (Société française d’équipements pour la navigation aérienne), satisfaisant sa volonté de s’étendre en province. «L’enjeu de cette arrivée est de lier l’ambition entrepreneuriale à ce qui existe déjà sur le site, notamment le savoir-faire des “Manuchards” méconnu du personnel de Paris, explique Philippe Pineau. L’époque de la Sfena est celle de l’ouverture au marché de l’aviation civile et de la fabrication d’un produit phare : le gyroscope.»
Le récit de l’histoire du site est étoffé par des encarts dédiés aux biographies des ingénieurs qui ont contribué à l’innovation technique, ainsi qu’aux produits eux-mêmes. Il est aussi parcouru de nombreuses photos qui permettent aux descriptions techniques, relativement pointues, de s’illustrer. Ainsi nous apprécions que le mécanisme et les évolutions du gyroscope nous soit exposées: de celui produit pour le missile Exocet à l’invention du gyrolaser, ou gyromètre laser, tout en précisant ce qu’est un roulement activé et un horizon artificiel.
Mutations
En 1989, l’aéronautique français voit ses entreprises fusionner ; la Sfena cesse d’exister et s’intègre dans une nouvelle entité : Sextant Avionique. Deux ans plus tard, dans le cadre d’un Plan d’Amélioration de la Compétitivité (PAC), est projeté la disparition du site de La Brelandière. Les syndicats montent alors au créneau et ont notamment le soutien d’Édith Cresson, mairesse de Châtellerault de 1983 à 1997, et Première Ministre de François Mitterrand (de 1991 à 1992). Mai 68 avait déjà mobilisé les salariés bien qu’il n’ait pas eu de fortes revendications singulières au site. Mais quelques années plus tard le dynamisme syndical a permis l’acquisition d’un parc de loisirs, «Les Maillards», et la création d’un restaurant d’entreprise. Deux autres mobilisations ont lieu en 1982 et 1987, qui se traduisent par des occupations d’usine à l’issu desquelles les directions répondent favorablement aux demandes. Mais la mobilisation de 1991 est d’un autre ordre. Les syndicats négocient, se battent avec les salariés qui manifestent pour la survie de leur travail. «La disparition du site est évitée ; en revanche l’externalisation de la mécanique de précision, le départ des horizons artificiels à Vendôme et la réduction d’environ deux tiers des salariés ne le sont pas. Cela reste l’évènement le plus traumatisants de la vie du site.»
En 2001, c’est au leader européen de l’aéronautique, Thales, de faire son entrée. L’entreprise ambitionne ce que recouvre la personnalité de Thales, analyse Philippe Pineau : «être bon commercialement et techniquement, être ingénieux et philosophe tout en gardant la tête dans les étoiles. Donc un état d’esprit.» Aujourd’hui l’ancien bibliothécaire constate que les pratiques de management se sont modifiées, et que le découpage des tâches ne permet à personne de se rendre compte dans son ensemble de ce qui est produit. Les syndicalistes s’inquiètent eux de l’affaiblissement du mouvement social, ce qui fragilise le tissu solidaire entre les travailleurs.
Fédérer
Cette solidarité, entretenue en partie par les organisations syndicales, est un motif central de l’inclusion de la culture au sein de l’entreprise. Elle est appréhendée comme un espace où la collégialité se crée au quotidien : «le comité d’établissement a toujours eu ce souci de faire vivre d’autres aspects à la fois sociaux et culturels par-delà sa fonction consultative dans le domaine économique» explique Philippe Pineau. Et cette ambition s’incarne en une médiathèque, nommée Jean-Baptiste Clément, du nom de ce chansonnier qui écrivit Le temps des cerises, un clin d’œil à l’engagement social presque intrinsèque à La Brelandière. «Un temps située dans un lieu isolé des bâtiments de fabrication mais proche de l’entrée du site, elle dispose désormais depuis vingt ans d’un espace centralisé où sont accueillis les travailleurs ainsi que leurs familles. C’est un lieu de rencontre, d’échanges et de découvertes qui propose, au-delà des collections et d’un fonds relatif à l’aéronautique, une diversité d’objets culturels.»
Sensible à l’art et à l’histoire Philippe Pineau étoffe l’ouvrage de chapitres introductif et conclusif révélant l’originalité de ce site qui fait de La Brelandière un lieu unique au monde. La fréquentation de la Berlandière (métathèse de La Brelandière) par les rois, leurs favorites et autres princesses, et la pratique chez les éleveurs du «brelandage» sont la double source des activités d’aujourd’hui mentionnée dans le livre. En usant sans frein des conjectures poétiques liées à la forêt de Châtellerault, il s’amuse avec la langue en jouant notamment de l’anagramme.
Mémoire de La Brelandière 1915–2015 de Philippe Pineau, éditions 2ABC, 168 p., 2019, 15 €
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