Entreprises françaises de démoralisation

Novembre 1944, un rassemblement de prisonniers allemands dans la cour de la caserne Martrou à Rochefort. Ils s'apprêtent à être échangés contre des prisonniers américains près de La Rochelle suite à des pourparlers entre les forces allemandes et françaises. Crédits : ECPAD.

Par Stéphane Weiss

Sur les fronts statiques et à faible intensité du Médoc, de Royan et de La Rochelle, l’usure morale des protagonistes a été un facteur aussi important que la voix des armes. Le camp allemand a joué la montre et maintenu une pression périodique par des attaques localisées, notamment sur le front rochelais. Pour le camp français, l’enjeu était de démoraliser l’adversaire, dans l’espoir d’obtenir sa reddition sans assaut ou, à défaut, un effondrement de sa combativité et des désertions. Celles-ci constituaient une menace latente pour le commandement allemand, privé de toute perspective de renforts.

La démoralisation comme levier tactique

La démoralisation a fait partie intégrante de la tactique française, de façon dispersée puis plus organisée. Les appels à la désertion ont été pratiqués dès août et septembre 1944, de façon plus ou moins formalisée d’un état-major FFI à l’autre. Le retournement de l’officier allemand en charge du dispositif de destruction du port de Bordeaux en constitue un exemple précoce et particulièrement efficace. Par la suite, la mise en circulation de tracts appelant à la désertion est mentionnée aussi bien devant Royan que sur le front du Médoc. Durant l’automne, quelque 50 000 tracts auraient été lâchés au-dessus de la pointe de Grave à l’aide d’avions civils remis en marche sous les couleurs FFI. Une mention relative au secteur de Médis, face à Royan, éclaire le contenu de ces tracts :

«[L]’ennemi s’aperçoit qu’il a en face des soldats, de vrais soldats : ces soldats (les FFI) iront jusqu’en avant de Trégnac et Musson jeter des tracts proclamant aux esclaves d’Hitler qu’en face d’eux ils ont les défenseurs des Peuples libres et qu’il vaut mieux pour eux se rendre plutôt que de continuer une lutte qu’ils savent d’avance sans issue favorable pour leurs tyrans.»

Historique du 1er régiment Bernard, décembre 1944
Groupe de prisonniers allemands venant de se rendre, aux abords de Royan, durant les combats d’avril 1945. Crédits : ECPAD.

Au début du mois d’octobre, à une période où les états-majors alliés envisageaient encore un achèvement de la guerre en Europe en quelques mois, le colonel Henri Adeline, artisan de la convergence des groupes FFI périgourdins vers Bordeaux puis organisateur initial des sièges de Royan et La Rochelle, a élaboré son approche tactique en intégrant une forme d’action psychologique : une démonstration offensive devant Royan permettrait d’obtenir la reddition sans combat du réduit rochelais en y préservant le port en eaux profondes de La Pallice. Cette hypothèse reposait sur les discussions engagées localement avec le commandant de la garnison de La Rochelle, l’amiral Ernst Schirlitz. Elle a été étayée par d’autres renseignements, tels ceux recueillis au début du mois d’octobre au sujet de la garnison d’Oléron, dont le contingent russe semblait susceptible de se rallier aux Français :

«La plupart des Russes sont non seulement prêts à déserter mais de plus, prêts à se battre avec nous. La batterie de la Perroche, par exemple, comprend soixante hommes, donc seize Russes, qui se font forts, s’ils sont avertis d’avance, de neutraliser la batterie et de nous donner les armes et munitions contenues à l’intérieur […]. Les Russes se chargeraient des canons de ladite batterie sous les ordres d’un officier d’artillerie français. Dans différentes batteries où se trouvent des Russes, ceux-ci nous servent d’agents de renseignement et nous donnent de temps à autres quelques grenades.»

Bataillon Roland, rapport sur l’île d’Oléron, 8 octobre 1944

Nommé à la tête des Forces françaises de l’Ouest (FFO), le général de Larminat a repris à son compte l’hypothèse d’un assaut démonstratif de Royan et de la pointe de Grave, à même de convaincre les autres garnisons de se rendre, y compris celles de Saint-Nazaire et Lorient. La décision alliée de limiter les opérations offensives françaises au seul estuaire de la Gironde puis leur report au printemps 1945 ont mis fin à ces hypothèses. Cela n’a pas empêché la poursuite d’opérations de déception (duperie), désormais coordonnées au niveau du 2e bureau des FFO. Celui-ci s’est notamment appuyé sur les services de la 18e région militaire de Bordeaux, qui disposaient d’une imprimerie, pour éditer un journal de propagande en langue allemande, Das Festungsblatt.

Un journal d’intoxication : Das Festungsblatt

De même aspect que l’authentique bulletin allemand édité à La Rochelle Der Festungsbote (littéralement Les Annonces de la forteresse), le faux journal Das Festungsblatt (La Feuille de la forteresse) a été distribué dans les trois poches du Sud-Ouest par le biais des organisations de résistance. Six numéros ont été successivement publiés : le premier numéro le 1er novembre, un numéro 2 le 11 novembre, un numéro 3 le 5 décembre, un numéro 4 le 12 janvier, un numéro 5 le 20 février et, enfin, un numéro 6 le 27 mars. Un numéro 7 est arrivé trop tard, le 7 mai.

Le cinquième numéro du Festungsblatt (février 1945), journal français en allemand d’intoxication des garnisons allemandes assiégées. Photo Stéphane Weiss.

À titre d’exemple, le numéro 5 s’ouvrait par une manchette annonçant tout à la fois l’arrivée de l’Armée rouge à 70 km de Berlin et Dresde, la chute de Budapest, l’encerclement de Breslau et le débarquement des Américains au Japon, par extrapolation du débarquement d’Okinawa. Précédemment le numéro 4 a mis en exergue la ruée soviétique vers le cœur de l’Allemagne, tandis que la manchette du numéro 2 saluait la victoire électorale de Roosevelt le 7 novembre et l’échec des isolationnistes américains, une façon de convaincre le lecteur allemand de la vacuité de tout espoir de dislocation du bloc allié.

Le contenu des articles porte essentiellement sur la culpabilisation des combattants allemands vis-à-vis de leur propre peuple, condamné à la ruine, et vis-à-vis des peuples européens se battant pour leur liberté. Le numéro 5 traite notamment de la levée de masse du Volksturm, ironisant sur la référence historique aux patriotes allemands de l’époque napoléonienne : le tyran occupant l’Allemagne, contre lequel le Volksturm aurait son sens, n’est pas étranger mais est lui-même allemand. Ce même numéro paraphrase l’empereur Auguste, au sujet de la déchéance de la Wehrmacht condamnée à vivre sa propre bataille de Teutoburg. Il prête ainsi au Führer le cri de «Wo sind meine Legionen ?» (Où sont mes légions ?). La corde sensible est également mobilisée dans ce numéro 5 avec l’évocation du long chemin à parcourir avant de rentrer au Heimat : celui de la captivité.

D’autres formes de guerre psychologique ont été tentées à la veille des opérations d’avril 1945, qu’il s’agisse de proclamations placardées sur des panneaux mis en avant des lignes ou de tracts jouant sur la supposée terreur inspirée aux Allemands par les Senegalnegern (littéralement les Nègres sénégalais). Notons aussi la diffusion de messages par haut-parleurs, confiée entre autres à des Allemands antinazis passés par la Résistance.

Quels résultats ?

Les entreprises de démoralisation françaises n’ont objectivement guère porté de fruits, au sens où aucune garnison allemande n’a connu un effondrement moral. Le haut commandement allemand a gardé la main sur ses troupes, grâce au maintien de liaisons radio et aériennes permanentes avec le Reich. La fermeté allemande s’est également exprimée par des actes ostentatoires : la destruction du môle du Verdon en novembre, les attaques menées sur le front de La Rochelle au rythme d’une à deux par mois…

Quant aux désertions, elles sont restées limitées. Avant l’attaque de Royan, les fonds conservés (registres d’interrogatoires de prisonniers et journaux de marche) permettent d’envisager un total de 230 à 250 déserteurs allemands à l’échelle des trois poches allemandes du Sud-Ouest, soit environ un déserteur par jour. Ce flux ne constitue pas une hémorragie. Il représente seulement 1 % des effectifs allemands des trois poches du Sud-Ouest.

Le quatrième numéro du Festungsblatt (janvier 1945), journal français en allemand d’intoxication des garnisons allemandes assiégées. Photo Stéphane Weiss.

Le cours des opérations offensives du printemps démontre le maintien de la combativité du camp allemand. Dans la pointe de Grave, les assaillants français ont été maintenus en échec durant les deux premières journées d’assaut. À Royan, bien que soumis à un tapis de bombes, les équipages des ouvrages défensifs ont tenté des contre-attaques locales. Il en est allé de même le 30 avril au soir sur l’île d’Oléron. L’issue était inexorable et ces contre-attaques vaines. Elles rappellent toutefois que la majorité des combattants allemands empochés est restée galvanisée ou au moins mobilisée.

Cette posture a pu découler d’un fanatisme idéologique, rapporté notamment au sujet des marins du bataillon Narvik dans la pointe de Grave. Elle tire également son origine d’un puissant esprit de corps et du contrôle social maintenu au sein des poches allemandes. Un trait psychologique a également joué, aux termes de plus de cinq années régies par la question militaire. Comme le mentionne un rapport du mois de décembre au sujet de la garnison de l’île d’Oléron, les personnels allemands attendaient une confrontation, «ne serait-ce que pour en finir».

La persévérance des combattants allemands a cependant disparu avec le régime nazi. Bien que disposant encore de stocks de vivres et de munitions, la garnison allemande de La Rochelle s’est rendue dès le 8 mai, dans des conditions négociées au cours des jours précédents. Quant à l’originale Festungsblatt, elle s’est muée en une curiosité éditoriale conservée par quelques collectionneurs.

Docteur en histoire contemporaine et chercheur associé au Centre de recherche interdisciplinaire en histoire, histoire de l’art et musicologie (Criham), Stéphane Weiss conduit depuis 2008 une recherche sur les dynamiques régionales du réarmement français de 1944–1945 et de sortie de guerre des Forces françaises de l’intérieur (FFI). Il a notamment publié en 2019 un ouvrage consacré au quotidien et à la mémoire des combattants français des fronts de l’Atlantique : Les Forces françaises de l’Ouest – Forces françaises oubliées ?, Les Indes savantes, 220 p., 22€.

Cet article fait partie du dossier Les fronts de l’Atlantique.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.